L'affaire dite des «dîners clandestins» qui agite depuis une semaine les médias et les réseaux sociaux serait un révélateur de la crise démocratique que traverse le pays. Il est entendu pour les commentateurs que cette crise est profonde et aggravée par l'épidémie de Covid. Pourtant, si l'on s'en tenait aux seuls faits révélés par les médias, l'histoire ne mériterait pas qu'on s'y attarde. Quelques privilégiés participant à des dîners hors de prix dans des palais prestigieux, il faut être bien naïf pour s'en offusquer.
Cet élitisme de classe se manifeste tous les jours par des injustices bien plus graves sans soulever l'indignation des médias. Si cette affaire est devenue virale, c'est pour des raisons moins nobles que la légitime indignation devant les inégalités sociales. De quoi s'agit-il alors?
Risquons une hypothèse! Si l'affaire des dîners clandestins fascine autant les médias, ce n'est pas en raison de son importance mais bien au contraire de sa trivialité; elle n'est pas seulement dérisoire, elle est un révélateur du caractère dérisoire que revêt notre vie publique. Ce n'est pas qu'elle les choque mais au contraire, qu'elle les conforte.
Les médias s'y reconnaissent comme dans un miroir. Ils y voient un sujet de débat alors que c'est un sujet de déréliction. On n'est plus dans une logique de diversion, la banalité du fait divers prenant le pas sur l'essentiel, mais dans un processus de renversement symbolique de toutes les hiérarchies. Et c'est ce retournement entre l'essentiel et le dérisoire, le noble et le trivial, qui fait spectacle. Ce qu'on mettait au centre ou à la une du débat public est devenu banal et le traitement de l'information par les médias se réduit désormais au traitement médiatique du banal.
La dérive carnavalesque de la scène médiatique
Les responsables politiques, toutes tendances confondues, ont spontanément adopté le ton de la vertu outragée et dénoncé cette atteinte à la solidarité, ce manquement au principe sacro-saint de l'égalité, sans comprendre que c'est justement la transgression qui a fait le succès de cette affaire. C'est un révélateur de la carnavalisation de la scène politique. On aurait tort d'y chercher des signes (de la corruption du pouvoir, du complotisme, de l'exaspération des masses à l'égard du confinement...).
Tout dans cette affaire relève de la parodie et s'inscrit dans le registre du burlesque. Son présumé organisateur, Pierre-Jean Chalençon, est un provocateur notoire, dont on ne sait qui, de la demande médiatique ou de la caractériologie, l'a mis à l'agenda du jour. Il a suffi en effet que ce collectionneur de reliques napoléoniennes, combo providentiel de Beppe Grillo et Didier Raoult, portant au doigt une chevalière en diamants ayant appartenu à l'empereur, avoue dans un reportage de M6 qu'il organisait des dîners clandestins où l'on croisait ministres et stars, pour prendre le contrôle de l'agenda médiatique.
Quitte à assumer le rôle de bouffon du roi chargé d'incarner la dérive carnavalesque de la scène médiatique, autant le faire sérieusement. Parler de «dîner clandestin», c'est convoquer un imaginaire complotiste, c'est faire de ces libations interdites un rituel de résistance aux contraintes du confinement. Un geste libertarien en quelque sorte, un défi contre l'étau de l'État. Le «Palais Vivienne» lui a offert son décor kitsch, meublé d'objets et d'effigies bonapartiennes, une scène de télé-réalité. Parodie dans la parodie.
Sous la pression, le provocateur a dû faire amende honorable. De ministres il n'y en avait pas, avoua-t-il. Et de dîner non plus, tout juste des conférences dédiées au culte de Napoléon. Ce provocateur aux fréquentations douteuses, invité aux anniversaires (non clandestins) de Jean-Marie Le Pen, a fini par se rétracter, avouant une plaisanterie douteuse. «Si les gens n'ont pas un peu d'humour, c'est qu'ils n'ont rien compris.» C'est plutôt l'inverse mais peu importe, seul compte l'aveu histrionesque: «C'était un énorme poisson d'avril qui a marché.»
L'affaire a fait basculer la campagne électorale dans le domaine du burlesque. Le décor démocratique vole en éclats, l'agenda médiatique est ensorcelé, il n'enchaîne plus les épisodes et les répliques conformément à une intrigue mais suit les caprices ou les farces d'un roi de carnaval. Il n'est pas étonnant que le rite du banquet au cœur du carnaval fasse son entrée en politique lorsque celle-ci perd sa dimension sacrée, son aura et sa légitimité et s'abaisse jusqu'à devenir le lieu d'une parodie où toutes les formes de la démocratie représentative sont défiées, ridiculisées, vidées de leur substance propre pour devenir le théâtre du discrédit et du soupçon. Le scénario d'une Cinquième République se retournant contre elle-même en consacrant la rencontre d'un bouffon et de son peuple n'est plus à écarter.
Polémiques alimentaires
Ce phénomène ne concerne pas seulement la France. Les polémiques alimentaires se multiplient depuis le début de la pandémie et sont devenues un enjeu de luttes sociales et de réappropriation politique.
Matteo Salvini fut sans doute le premier à faire de la nourriture un argument de campagne et un drapeau de l'identité italienne. Il a souvent relayé sur Facebook des photos de ses repas, la nourriture accédant à une sorte de visagéité, comme lorsqu'il postait une pizza confectionnée à son effigie. Les références culinaires chez Salvini relèvent à la fois du nationalisme mussolinien et de l'orgueil culinaire italien. Salvini a reproché à l'UE l'arrivée dans son pays d'aliments provenant d'Afrique, du Brésil ou d'Inde. «Un discours très nationaliste, protectionniste et idéologique», selon le commissaire européen à la santé Vytenis Andriukaitis, qui rappelle au passage que c'est à l'Italie, via son système de contrôle national, de vérifier que les aliments importés en Italie, et donc dans l'UE, sont propres à la consommation.
La journaliste américaine Jennifer Jacobs a révélé sur Twitter que la nourriture de la Maison-Blanche, un soir de campagne, comprenait entre autres des roulés d'apéritifs à la saucisse. Une provocation, selon elle, de la part de Donald Trump, qui faisait référence à un slogan de Black Lives Matter contre la police: «Pigs in a blanket, fry 'em like bacon», qui signifie en français «porcs dans une couverture, faites-les frire comme du bacon».
Glassware covers the pigs in the blanket served at White House election night watch party.
— Jennifer Jacobs (@JenniferJJacobs) November 4, 2020
Trump has repeatedly, including during final presidential debate,
accused protesters of using an anti-police chant, "Pigs in a blanket, fry ‘em like bacon.”
(Photo courtesy a guest.) pic.twitter.com/VIqO77cmjD
Au Brésil, Jair Bolsonaro se débat dans un scandale de frais de bouche. Selon le journal en ligne Metropoles, l'administration fédérale a dépensé en 2020 1,8 milliard de reais (270 millions d'euros) en aliments et boissons. La dépense la plus surprenante concerne 2,3 millions d'euros en achat de lait concentré sucré, l'équivalent de deux à trois tonnes par jour. La nouvelle a provoqué indignation et éclats de rire sur les réseaux sociaux qui ont caricaturé Jair Bolsonaro en sumo obèse, dévorant des tonnes de lait concentré.
Au Royaume-Uni, la distribution à des enfants défavorisés de colis alimentaires insuffisants pendant le confinement a provoqué l'indignation, poussant le Premier ministre Boris Johnson à dénoncer une «insulte» aux familles.
En août 2020, le ministre irlandais de l'Agriculture a dû démissionner après avoir participé à un dîner organisé par le club de golf du Parlement avec plus de quatre-vingts personnes, en violation des restrictions liées à la pandémie.