Politique

L'élection présidentielle de 2022 tient plus du jeu vidéo que de Netflix

Temps de lecture : 6 min

[Chronique #46] Comme l'aurait dit le philosophe Slavoj Zižek, le 24 avril 2022 manquera cruellement d'encre rouge.

Cette campagne fut comme un jeu vidéo à cinq plateaux. | Sigmund via Unsplash
Cette campagne fut comme un jeu vidéo à cinq plateaux. | Sigmund via Unsplash

Au mois d'octobre 2011, le philosophe Slavoj Zižek, qui s'était rendu sur Liberty Place pour rencontrer les militants d'Occupy Wall Street, leur a raconté une vieille blague de l'époque communiste:

«Un gars fut envoyé d'Allemagne de l'Est pour travailler en Sibérie. Il savait que son courrier serait lu par les censeurs, alors il dit à ses amis: “Nous allons établir un code. Si une lettre que vous recevez de moi est écrite à l'encre bleue, ce que je dis est vrai. Si elle est écrite à l'encre rouge, c'est faux.” Un mois après, ses amis reçoivent la première lettre. Tout est en bleu. Cette lettre dit: “Tout est merveilleux ici. Les magasins sont remplis de bonne nourriture. Les cinémas montrent des bons films de l'Ouest. Les appartements sont grands et luxueux. La seule chose que vous ne pouvez pas acheter, c'est de l'encre rouge.”»

«Voilà comment nous vivons», concluait Zižek. «Nous avons (apparemment) toutes les libertés que nous voulons. Mais ce qui nous manque, c'est l'encre rouge: le langage pour exprimer notre non-liberté...»

Cette blague de l'époque communiste est une métaphore de notre situation à la veille de ce second tour Macron - Le Pen. En apparence, un choix s'offre à nous, mais c'est un choix contraint, surdéterminé par la crainte de voir Marine Le Pen gagner cette élection présidentielle. Nous sommes libres de voter, mais le système électoral est tel que nous sommes dans l'impossibilité de faire un véritable choix. Nous ne choisissons pas. Nous ne pouvons qu'éliminer. Il nous manque cette encre rouge (et le bulletin de vote qui va avec) qui nous permettrait d'exprimer notre non-liberté.

Incohérence

À la veille du deuxième tour de l'élection présidentielle et au terme d'une campagne chaotique, semée d'embûches, il est bien difficile de discerner une logique cohérente ou une rationalité dans la succession d'événements qui ont marqué cette campagne. Et ce n'est pas le débat d'entre-deux-tours entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron qui est venu corriger cette impression.

Le travestissement des acteurs et le brouillage identitaire étaient à leur comble, et la schématisation entière de l'évènement (les prémisses, les coulisses, le débriefing du débat) participait de la même opération d'occultation des enjeux politiques et démocratiques.

Le modèle est ici moins le feuilleton ou la série TV que le jeu vidéo avec ses «plateaux».

Loin d'être un moment d'éclaircissement, le débat a surtout contribué à les obscurcir. Les questions de sécurité, de l'immigration, de l'islam, omniprésentes pendant toute la campagne, furent reléguées par le sort en fin de débat, à la manière des mauvais souvenirs d'une dispute familiale qu'on n'aborde pas lors des fêtes de famille –car c'en était une que ces noces de l'extrême centre et de la droite extrême, où l'on vit les nouveaux mariés échanger sinon leurs anneaux, en tout cas leurs rôles.

Tout ce qu'on peut dire de cette campagne, c'est justement qu'elle a donné lieu à une suite d'événements dépourvus de cohérence, une série d'épisodes sans continuité ni tension narrative qui s'est révélée incapable d'offrir un cadre démocratique au débat public.

Cet évident déficit de narrativité n'a pas empêché les commentateurs de se livrer à un décryptage compulsif des stratégies de communication des candidats et d'y reconnaître les codes des séries télévisées. Sans conteste la «netflixisation» est le mot-clé de cette campagne au cours de laquelle chaque candidat avait un récit. Quoi qu'il se passe, la campagne était censée se conformer à une ligne narrative imposant à des images disparates un récit mythologique.

Niveau 5

Pendant ce temps, la campagne ne cessait de tourner en rond, en proie à des tsunamis de soupçons, des tourbillons de haine, soumise aux vents contraires des polémiques sans lendemain et des empoignades de plateaux. Le modèle est ici moins le feuilleton ou la série TV que le jeu vidéo avec ses «plateaux».

Dans cette chronique de campagne nous en avons distingué et documenté cinq: la bataille des images, le conflit des chiffres, l'épreuve des mots, la guerre des récits, l'enjeu des valeurs.

Premier plateau: la bataille des images. L'image présidentielle se joue sur deux scènes concurrentes. L'une, traditionnelle, est celle du protocole. L'autre, transmédia, est celle de l'opinion. Le candidat, avant même d'être élu, doit se conformer aux règles de ces deux ordres que tout oppose: un pied dans la théâtralité du pouvoir, l'autre dans la télé-réalité, l'un sur la scène monarchique, l'autre sur les réseaux sociaux. Il doit épouser la majesté institutionnelle et mettre en scène la culture de proximité. L'étiquette et le selfie. La barbe de trois jours et le sweat à capuche.

Ainsi se trouve-t-il placé dans une situation inconfortable: proche et lointain, souverain et à portée de gifle. Sous les ors de l'Élysée, le président doit se hisser jusqu'à la fonction, mais il doit aussi rester proche des gens. En déplacement, marchant dans les rues, le long des barrières de sécurité disposées sur son chemin, on le siffle, on le houspille; il se prête à la ferveur de ses fans, signe des autographes, serre des mains, se fait photographier à leurs côtés.

Nicolas Sarkozy transgressait l'étiquette. Il a fait entrer le smartphone et la tenue de jogging à l'Élysée. Emmanuel Macron pose entouré de danseurs, du DJ Kiddy Smile et de youtubeurs cabriolant dans les jardins de l'Élysée.

C'est le discrédit qui structure la campagne jusqu'au vote final, qui est un vote de disqualification formulé et pensé comme un double barrage.

Si l'on s'en tient au candidat Macron, il est aisé de démontrer qu'il a perdu aussi la bataille des mots en multipliant les registres syntaxiques contradictoires, par une sorte d'inflation narrative qui ruine à terme la confiance dans le narrateur. «Président des riches», «arrogant», «dominateur»: il s'est fait imposer le récit des médias.

Mais il a aussi subi la trahison des images (Benalla, les danseurs en bas résille, McFly et Carlito). Il a souffert, tout au long de la pandémie de Covid-19, du démenti des chiffres. Il a finalement perdu la bataille des valeurs. Chacune de ses interventions pendant la pandémie a creusé la spirale du discrédit. La parole présidentielle n'inspire plus le respect, mais la méfiance. Elle est critiquée avant même d'avoir été entendue…

Même joueur joue encore

Mais Emmanuel Macron n'est pas à le seul à avoir subi l'épreuve des cinq plateaux... Tous les candidats ont fait de même. Le jeu vidéo est le format de cette campagne au cours de laquelle les candidats gagnent ou perdent ce qu'on appelle des «points de vie» –qui sont, dans une campagne électorale, des points de popularité dans les sondages.

Au départ de la campagne, chacun dispose d'un crédit, c'est-à-dire d'un capital initial de sympathie, qui peut varier pendant la campagne mais qui ne doit jamais s'épuiser complètement si le candidat veut rester «dans le jeu», ce qu'il ne réussit pas toujours (Montebourg, Taubira...). La logique propre à ce modèle du jeu vidéo, ce n'est pas le crédit que l'on fait à un narrateur comme dans les campagnes de storytelling («un changement en quoi l'on peut croire»), mais le discrédit qui s'attache à la parole politique et à la représentation.

On peut surfer dessus ou le détourner sur les autres candidats, mais c'est le discrédit qui structure la campagne jusqu'au vote final, lequel est un vote de disqualification formulé et pensé comme un double barrage (barrage à Le Pen, barrage à Macron).

Ce n'est plus le choix d'un programme, d'un récit, l'identification avec un candidat (la rencontre d'un homme ou d'une femme avec son peuple…) qui structure la campagne, mais le rejet, le barrage. Ce n'est pas l'adhésion mais l'exclusion qui fait loi, non pas le crédit dans les institutions démocratiques, mais l'épouvantail du discrédit qui surdétermine le cours de la campagne.

Ce n'est plus le libre choix qui est au cœur du dispositif représentatif, mais l'exclusion.

Ainsi la campagne s'est jouée non pas au centre entre deux visions du monde, sur le vieux modèle gauche droite, mais sur ses marges dans une sorte de rivalité mimétique. Zemmour contre Le Pen ou Pécresse. Jadot ou Roussel contre Rousseau ou Mélenchon. Le Pen captant la haine contre Macron, Macron le rejet de Marine Le Pen… Comme si les candidats étaient contraints à une obligation de surenchère.

Incapables d'accréditer un message positif, ils ont été contaminés par le discrédit qu'ils avaient manipulé tout au long de la campagne. Au final, nombreux sont ceux qui ont plongé dans l'enfer du discrédit, sous la barre infamante des 5%. Ils ne seront même pas remboursés de leur frais de campagne.

L'élection présidentielle, censée «accréditer» par le suffrage universel le futur président de la République et lui donner sa légitimité, a fonctionné à rebours: elle a enflammé le discrédit des candidats. Réversion symbolique de l'élection démocratique. Ce n'est plus le libre choix qui est au cœur du dispositif représentatif, mais l'exclusion; non pas le crédit dans les institutions démocratiques, mais l'épouvantail du discrédit. Un discrédit qui a trouvé sur les réseaux sociaux sa chambre d'écho ainsi que, par le biais des algorithmes, sa technique de reproduction et de surenchère.

Sur les réseaux sociaux, nous partageons nos doutes, nos soupçons, nous nourrissons la vague du discrédit. Depuis plusieurs mois, nous sommes immergés dans un brouillard de guerre, et ce brouillard, c'est le discrédit. La campagne ne pouvait donc faire émerger autre chose que cette escalade de discrédit. Elle a été elle-même discréditée.

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