Si vous avez été gagné par la perplexité devant le tour burlesque qu'a pris la campagne présidentielle en cette année 2021, et si, partagé entre le rire et l'effroi, vous avez été tenté plus d'une fois de détourner le regard, découragé par la frivolité et la vulgarité du débat public, il y a une solution à votre désarroi démocratique: il faut lire Joan Didion.
La romancière et essayiste américaine, qui vient de mourir à 87 ans, a observé pendant cinq décennies la vie politique américaine dans ses chroniques de la New York Review of Books et du New Yorker (réunies dans son essai Political fictions, paru en 2001). Elle a établi un diagnostic impitoyable de ce mal démocratique qui ressemble à s'y méprendre à notre situation actuelle avec quelques décennies de retard. Et elle l'a fait avec l'insolence d'un esprit libre, le courage et la passion d'une voyante attachée plus qu'à toute autre chose à la découpe réelle des choses.
À la lire, on éprouve une forme de gratitude, celle que l'on ressent devant une qualité de langage maintenu dans le torrent de boue qu'est devenu le débat public. Didion représente la figure la plus convaincante de cette critique littéraire de la politique déjà illustrée par Norman Mailer (Superman débarque au supermarché) et plus récemment par David Foster Wallace, qui se distingue du commentaire politique produit par «une poignée d'initiés qui selon Didion inventent, année après année, le récit de la vie publique».
Anti mythes
«Joan Didion explore la politique américaine avec la curiosité d'une anthropologue et l'âme et l'oreille ultrasensibles d'un écrivain», écrivait en 2001 Joseph Lelyveld dans un long article qu'il lui consacrait. Elle «est capable d'entendre chaque fausse note dans une sérénade de fausses notes, ce qu'une campagne composée en grande partie de petites phrases et d'attaques caricaturales, de demi-pensées incohérentes et de gestes symboliques devient presque invariablement».
«Ce qui est remarquable», souligne Joseph Lelyveld, «c'est le sentiment –la passion n'est pas un mot trop fort– avec lequel elle insiste sur le fait que notre politique n'est tout simplement plus la nôtre, qu'elle sert les intérêts d'une “classe politique professionnelle”» composée de politiciens, de leurs stratèges, et des commentateurs des talk-shows qui concoctent pour les campagnes nationales un récit public «basé à aucun moment sur la réalité observable».
Son sujet, c'est le langage des mythes. L'enquête qu'elle conduit ne dévie jamais de son axe. Ne comptez pas sur elle pour se laisser distraire par les intrigues des politiciens et les calculs à trois bandes des stratèges électoraux... Elle établit un diagnostic du mal qui ronge la démocratie, et ce mal est inscrit au cœur du langage. Non pas seulement la propagande éhontée des pouvoirs de toute obédience, ni même le poison des langages autoritaires diffusé par les hauts parleurs du ministère de la vérité de George Orwell.
Les épidémies thématiques relayées par les algorithmes propres à l'ère du clash n'épuisent pas non plus le sujet. C'est la maladie du langage politique lui-même, un langage privé de toute fonction référentielle et qui s'est détourné du réel.
Secouer la bulle
Didion ne se contente pas de décrypter les mythes de la vie politique à la façon tant de fois imitées des mythologies de Barthes; elle décrit leur mode de production et leurs agents, non seulement le théâtre de leur diffusion mais l'atelier ou l'usine dans laquelle ils sont fabriqués.
Il ne s'agit pas pour elle de dénoncer la fameuse langue de bois des politiciens, ni même le langage du vide devenu incompréhensible à force d'euphémisation dénoncée par Pasolini dans l'article des Lucioles, mais un ordre narratif intégré, c'est-à-dire un univers que nous nommons «politico-médiatique» par commodité. Un monde qui met constamment en scène ses divisions et ses conflits pour masquer le fait qu'il est un monde en soi, une bulle, dont la seule activité consiste à façonner une réalité alternative et à élaborer des performances narratives destinées à la production et à la reproduction de ce monde en soi.
Didion excelle à démontrer la manière dont une histoire s'impose dans le contexte d'une campagne en aspirant l'oxygène de toutes les autres histoires.
Ce milieu qui se consacre jour et nuit à la fabrication des histoires, Joan Didion le définit dans une formule condensée possible seulement en anglais: «a narrative-shaping political class», c'est-à-dire «une classe politique spécialisée dans la mise en forme narrative de la réalité». Définition audacieuse, entre sociologie et littérature, qui embrasse à la fois un monde social et son langage, la classe politique et sa grammaire narrative.
Si l'œuvre de Didion nous est si précieuse et d'une telle actualité en ce début d'année 2022 alors que s'élève des quatre coins de la gauche un appel au «grand récit» qui est comme son chant du cygne, c'est qu'elle a établi formellement le lien qui existe entre la mise en récit éhontée de la vie politique et le déclin de ses formes de délibération et d'action.
Didion excelle à démontrer la manière dont une histoire s'impose dans le contexte d'une campagne en aspirant l'oxygène de toutes les autres histoires, et comment elle permet d'ignorer la réalité observable en créant des engrenages narratifs, véritables routes de contournement, dans le seul but d'obtenir un scénario dramatique.
Autant de rouages de cette «machine à raconter des histoires» qui s'est imposée à la vie politique depuis les années 1980 jusqu'à en expurger toute vitalité et toute réalité. Une véritable industrie du récit (comme il y a une industrie du cinéma) et dont Washington (K street, la rue des lobbyistes et des spin doctors) est devenue dans les années 1990 la capitale, avec l'unique ambition de s'assurer le monopole exclusif de la représentation.
Un bond hors du rang
Depuis sa disparition le 23 décembre, on entend citer à longueur de nécrologies la première phrase de son livre publié dans les années 1960, The White Album: «Nous nous racontons des histoires pour vivre.» Comme si on voulait l'opposer à elle-même et la faire rentrer de force dans la camisole du storytelling qu'elle a combattu toute sa vie. Il suffit de lire le texte dans son entier pour se convaincre du contraire: «Nous vivons entièrement, surtout si nous sommes écrivains, de l'imposition d'une ligne narrative à des images disparates, des “idées” avec lesquelles nous avons appris à figurer la fantasmagorie mouvante qui est notre expérience réelle.»
«C'était une conteuse qui rejetait la mythologie.»
Didion connaissait le pouvoir qu'ont les histoires de façonner la réalité. Et c'est pourquoi elle demandait aux lecteurs et aux électeurs de résister à «l'imposition d'une ligne narrative». «Lorsqu'elle parlait des histoires que nous nous racontons pour vivre, elle ne délivrait pas une déclaration nébuleuse. Elle émettait un acte d'accusation», lit-on dans The New Yorker.
C'est à un saut qualitatif, un bond hors du langage «encodé» par les histoires, que nous invite Joan Didion. Ce «bond hors du rang», façon qu'avait Kafka de définir la littérature et d'en définir l'enjeu stratégique, seule une romancière de la trempe de Joan Didion pouvait le réussir. Et s'il faut parler de trempe, c'est bien qu'il ne s'agit pas seulement de talent, mais de caractère, celui qui pousse un écrivain à engager toute sa vie et sa passion dans la défense non pas de la vérité –qui est toujours celle du pouvoir– mais de la réalité.
«C'était une conteuse qui rejetait la mythologie, écrit Megan Garber pour The Atlantic. Elle n'avait aucune patience pour la bouillie vendue sur le marché, les histoires de self-made-men, de mérites personnels ou de saluts providentiels. Son thème préféré, c'était l'entropie. Et aussi le chagrin. Elle a observé le monde tel qu'il était, alors même qu'elle pleurait le monde qui aurait pu être.»