Rendons grâce à Christiane Taubira de se sacrifier sur l'autel de l'élection présidentielle pour faire la preuve qu'il y a encore une gauche et de tenter d'en sauver l'idée dans une scène politique en pleine décomposition. C'est une entreprise méritoire, d'autant plus qu'elle le fait à mains nues, sans équipe ni programme, au nom de la haute idée qu'elle se fait de la gauche.
La une de Libération ce week-end en témoignait: Christiane Taubira est le symbole et l'icône d'une sorte d'assomption de la gauche dans le ciel des valeurs. Elle est la figure terminale, spectrale, de cette gauche «divine» dont parlait Baudrillard, qui a réduit la politique à un théâtre moral où s'affrontent des «valeurs». Pas étonnant qu'elle fasse sa réapparition au moment où cette gauche de gouvernement connaît son déclin historique. Moment spectral.
Coincée à l'encolure par la dorsale ultralibérale avant de l'être par la doxa de la laïcité, le quinquennat hollandais a été le moment terminal d'un double renoncement: économique et social, d'une part, à travers une politique de l'offrande à l'égard du patronat (CICE et pacte de responsabilité et de solidarité); idéologique et culturel, d'autre part, avec l'indigne loi sur la déchéance de nationalité. Au bilan du hollandisme, il ne restera que la loi sur le mariage pour tous que défendit Christiane Taubira.
Fait d'armes
On aurait tort de s'en moquer ou de la minimiser, car ce fut la dernière bataille culturelle gagnée par la gauche. Taubira y excella, gagnant même la sympathie de certains de ses opposants tout en démasquant l'imaginaire biologiste de la droite et de l'extrême droite. Elle fit sortir le débat sur le mariage pour tous du ghetto de la «norme biologique» dans lequel la droite voulait l'enfermer pour en faire l'enjeu d'un combat pour l'émancipation humaine, rappelant que c'est toujours le droit des minorités qui trace l'horizon des nouveaux droits pour tous…
Faisant face à une bronca ignoble qui n'épargna pas sa personne, elle fit face courageusement, renvoyant ses opposants à leur fascination pour le biologique et la génétique. «Il y a longtemps que les Lumières ont imprégné la réflexion philosophique et scientifique! [...] Et vous, vous en êtes encore aux lois de Mendel, qui travaillait sur les petits pois!» Les bancs de l'Assemblée se souviendront longtemps de cette infatigable oratrice qui remit le temps d'un débat parlementaire la politique à sa juste place et à sa hauteur.
Elle aurait pu s'en tenir là et se retirer après cette victoire, mais elle choisit de rester au gouvernement, dont elle fut tout à la fois la caution et l'otage pendant cinq ans, buvant le calice du hollando-vallsisme jusqu'à la lie, tout en agitant de temps à autre sa démission comme un moyen de pression sur d'obscurs arbitrages qu'elle perdit le plus souvent. Démissionner? Claquer la porte? C'était tentant. Elle y pensa tout le quinquennat. Elle ne fit qu'y penser. Déjà, elle «envisageait»...
Le complexe de Bartleby
Cinq ans plus tard, la voici à nouveau qui «envisage»... Cette fois, il s'agirait de se présenter à l'élection présidentielle. Dans une courte vidéo diffusée le 17 décembre 2021 sur les réseaux sociaux, elle affirme vouloir répondre aux attentes «sérieuses et fondées», «enthousiastes» même de ses soutiens.
Ce qui compte, c'est vous. ChT pic.twitter.com/ZSxVLpeaim
— Christiane Taubira (@ChTaubira) December 17, 2021
Pour autant, elle n'est pas encore candidate. Elle doit faire sa mue. C'est la nouvelle loi du devenir-candidat. On n'entend plus que ça sur les plateaux de télévision. Il a fait sa mue? Il a réussi sa mue? Il ne s'agit plus d'incarner la fonction présidentielle, mais de faire sa mue. Comme un adolescent change de voix. Comme un reptile change de peau. Cela prend du temps. L'incarnation cède le pas à la métamorphose. Mais se déclare-t-on candidat à une métamorphose? Tout au plus peut-on l'annoncer. Sainte Taubira aspire à être mère de la gauche divine. Pour une épiphanie, le timing est parfait.
François Hollande, qui a dû renoncer à être candidat à l'issue de son mandat, a légué à ses héritiers une sorte de complexe de la candidature. Loin de faire campagne en cherchant à convaincre leurs électeurs, ceux-ci temporisent, hésitent à se lancer, témoignant d'une sorte de procrastination présidentielle. Appelons ça «le mal de Bartleby» dont la formule serait «I would prefer (not) to be candidate». Son symptôme le plus inquiétant ne serait pas le trop-plein de candidats comme on le croit, mais au contraire un manque inhérent à la candidature même, une difficulté à assumer pleinement le rôle de candidat.
C'est l'heure des candidats Bartleby, les hypo-aspirants à la fonction présidentielle. L'un offre sa candidature à qui veut bien l'en débarrasser comme s'il s'agissait d'une charge trop lourde à porter dans sa remontada; le voici derrière son téléphone attendant un appel d'éventuels candidats à la reprise… Une autre sautant précipitamment de son train dans lequel elle allait faire campagne, fit demi-tour pour aller annoncer le soir même sur TF1 qu'elle mettait sa candidature aux enchères d'une primaire dont personne ne voulait. Puis se ravisant devant le peu de succès de son initiative, elle proposa une primaire a minima sous forme d'un simple débat. Quant à ceux qui sont convaincus d'aller jusqu'au bout de leur candidature, ils donnent parfois l'impression d'être saisis par le doute: le virus de la division ne risque-t-il pas de se répandre jusque dans leurs rangs?
Ce sont des images et des métaphores presque comiques de ce qu'on pourrait appeler «le mal de candidature» à gauche. On assiste à une sorte de danse rituelle autour du totem de l'union, une union sans cesse repoussée comme une sorte d'horizon indépassable et toujours hors d'atteinte.
Le casting remplace le contenu et la spéculation la délibération. C'est la logique des marchés financiers: on lance une candidature comme on fait un appel d'offres. Et on attend de voir comment vont se comporter les autres. Le jeu consistant à refiler aux autres le mistigri de la division.
«Je ne serais pas une candidate de plus, je mettrais toutes mes forces dans les dernières chances de l'union.» Qui peut mieux prétendre à la réunification des gauches qu'une candidate sans programme, porteuse de «valeurs» abstraites et d'un enthousiasme communicatif? «C'est une erreur de penser que le programme est le cœur d'une campagne électorale, disait Emmanuel Macron en 2017. La politique, c'est mystique, c'est un style, c'est une magie.» Et quoi de plus mystique, de plus magique, que Taubira. Magic Christiane! Rendez-vous au 15 janvier!