À l'occasion de la campagne électorale de 2019 en Israël, la ministre de la Justice Ayelet Shaked, membre d'un parti nationaliste d'extrême droite, a réalisé un clip d'une quarantaine de secondes qui reprenait tous les codes de la publicité pour un parfum. On y voit la jeune ministre drapée en égérie vanter les qualités d'un nouveau parfum. À la fin du clip, elle se saisit du flacon et le vaporise sur elle. Le nom du parfum apparaît. «Fascisme». La ministre avoue alors, sur le ton de la provocation: «Pour moi, il a la même odeur que “Démocratie”!»
הבושם שהשמאלנים פחות יאהבו. pic.twitter.com/vaQCtkT4Cr
— איילת שקד Ayelet Shaked (@Ayelet__Shaked) March 18, 2019
Le clip a fait sensation et est aussitôt devenu tendance sur les réseaux sociaux en propageant l'idée selon laquelle la distinction entre le fascisme et la démocratie n'avait plus aucun sens.
Le discours d'Éric Zemmour à Villepinte –et son interview sur France 2 dans «Élysée 2022» jeudi soir– ne disait pas autre chose. Récusant, sur le ton de la blague et de la dérision, l'accusation de racisme, de xénophobie ou de fascisme (ben voyons!), il a multiplié les références à la nation menacée de disparition, à l'identité perdue, allant jusqu'à proposer de «remplacer le territoire par l'histoire», ce qui est effectivement un grand remplacement. Devant plusieurs milliers de militants chauffés à blanc par un récit incendiaire, il est allé jusqu'à convoquer une mythologie fascisante celle du «Kraft durch Freude» (La force par la joie) de sinistre mémoire: «Français! Je veux de l'enthousiasme, je veux des chants, je veux de la joie, je veux de la fierté! Soyez forts.»
Le tempo des médias
Ce pur produit des médias en a épousé toutes les dérives depuis vingt ans: du Figaro à CNews, en passant par les talk-shows du service public, il s'est émancipé des règles professionnelles du journalisme pour devenir l'imprécateur attitré des chaînes d'info en continu. Depuis les années 2000, la délibération démocratique a cédé la place aux lois de la performance médiatique. La scène politique s'est déplacée: des lieux de la délibération et de la décision politique (forum citoyens, meeting des partis politiques, assemblées élues, ministères) vers les nouveaux espaces de légitimation (TV par câble et réseaux sociaux).
Le tempo des médias s'est substitué au temps long de la délibération. L'agenda politique a cédé le pas à l'agenda médiatique. L'agora s'est vidée, c'est l'algorithme qui régit désormais le débat politique. La loi en est bien connue: plus ce que vous dites s'éloigne de la norme morale ou politique, des conventions ou du simple bon sens, plus votre discours acquiert un parfum de sincérité et de franchise.
Comme le rappelait récemment la lanceuse d'alerte Frances Haugen, ancienne employée de Facebook, la circulation sur le réseau social de contenus extrêmement clivants et polarisés résulte de choix consciemment effectués par l'entreprise pour maximiser sa rentabilité économique plutôt que d'une logique algorithmique aveugle. Facebook privilégie les hate speech sur tout autre contenu en choisissant par exemple d'affecter aux six émoticônes –inspirées des six émotions fondamentales– des valeurs différentes: la colère valant cinq «points» alors que le like n'en vaut qu'un seul...
Les fake news sont devenues la monnaie d'échange de l'économie des discours. La tyrannie de l'oxymore, dont le marketing a reconnu l'efficacité depuis longtemps, est devenue la règle de la communication politique. L'indifférenciation des contraires en est la norme. Démocratie et fascisme, vérité historique et négationnisme tendent à devenir indiscernables dans le brouillard discursif généré par les algorithmes.
Un problème scénographique
Cette crise de la délibération démocratique aiguisée par les Gafam n'est pourtant pas sans précédents. Depuis les Grecs, la démocratie a connu bien des vicissitudes. Michel Foucault dans ses derniers cours au Collège de France a retracé l'origine de ces crises à l'époque de la constitution des grandes monarchies hellénistiques. Il la décrivait à la fois comme un problème discursif, le paradoxe du «parler vrai», de la liberté d'expression en démocratie (la parrêsia) et comme un problème scénographique: le déplacement de la «scène» du politique, de l'«agora» à l'«eklésia» –c'est-à-dire de la cité des citoyens à la cour des souverains.
Selon Foucault, la délibération démocratique supposait un ensemble de conditions juridiques, formelles –le droit pour tous les citoyens de parler, d'opiner– mais aussi des compétences particulières de la part de ceux qui s'expriment et prennent l'ascendant sur les autres. Il faut aussi que les discours tenus soient inspirés par la quête de la vérité (le logos) et non simplement par le désir de plaire ou de flatter l'auditoire. Enfin, le débat public obéit à des formes de confrontation ritualisée, ce qui exige du courage de la part des individus qui prennent la parole.
Comme dans les crises monétaires, la mauvaise parrêsia chasse la bonne. La liberté d'expression s'efface dans le jeu même de la démocratie.
C'est le rectangle formé par ces quatre conditions d'un débat public raisonné qui constituait pour Michel Foucault ce qu'il appelait la «bonne parrêsia». Il y a aussi la «mauvaise parrêsia» qui va s'exercer au tournant du Ve et du IVe siècle à Athènes, lorsque les quatre côtés du rectangle ne s'ajustent plus. N'importe qui peut parler. Les critères de cette parole ne sont plus la véracité, l'intention de dire vrai, mais le besoin d'exprimer l'opinion la plus courante qui est celle de la prétendue majorité. Elle ne s'exerce plus sous la forme de la joute et du débat, du dissensus, qui exige du courage, «le courage singulier de celui qui est capable» de combattre les idées reçues, les opinions majoritaires, mais sous celle du consensus, de l'opportunisme. La parrêsia est pervertie. Comme dans les crises monétaires, la mauvaise parrêsia chasse la bonne. La liberté d'expression s'efface dans le jeu même de la démocratie.
On peut citer trois exemples de cette crise de la parrêsia dans l'histoire politique récente: le langage bureaucratique des staliniens; la logorrhée et les vociférations fascistes de Hitler et Mussolini; la cacophonie et le tohu-bohu des démocraties médiatiques…
L'ordre du jour
Si l'on voulait appliquer le rectangle de Foucault à la crise démocratique actuelle, il conviendrait de lui adjoindre un ou deux côtés supplémentaires, quitte à en faire un pentagone ou un hexagone. Aux quatre conditions énumérées, on devrait en ajouter une cinquième, la question de l'acoustique de l'espace public et celle du timing, de «l'agenda». Depuis l'agora des Grecs jusqu'aux réseaux sociaux d'aujourd'hui, en passant par les chambres parlementaires et leurs règlements, la parole publique dépend de conditions formelles, celles qui organisent la transmission et la réception des discours. Dans quel ordre vont s'exprimer les orateurs?
Comment leur parole est-elle retransmise grâce à l'acoustique du lieu dans l'agora ou des moyens de retransmission comme la radio, la télévision, ou internet? Enfin une sixième condition doit-être prise en compte, c'est la question du timing. Qui fixe l'ordre du jour? Le service d'information du pouvoir? Ou bien les médias qui créent le buzz et réussissent à imposer leur propre agenda? Les Gafam peuvent-ils imposer à travers leurs boucles de rétroaction les termes du débat (toujours violents, parfois racistes et misogynes)? La nouvelle agora des internautes peut-elle imposer un autre agenda politique et parfois même renverser le régime et sa mauvaise parrêsia, en s'assemblant sur les places publiques et en exprimant sa colère?
Voilà les questions que pose la crise de nos démocraties. La zemmourisation du débat public n'en est qu'un symptôme. Refonder la démocratie, sa légitimité et son efficacité, suppose de la penser au-delà du «spasme présidentiel», «loin du pouvoir charismatique et de la crispation césariste de la rencontre entre un homme et son peuple». L'auteur de ces lignes n'est autre qu'Emmanuel Macron comme le rappelle opportunément la revue Le Crieur dans sa dernière livraison. Il s'exprimait dans la revue Esprit à la veille de l'élection présidentielle de 2012.
Les hommes changent mais l'exigence démocratique demeure.