«Il y a un moment où certains livres deviennent des bulletins de vote», affirmait en 2016 Francis Esménard, alors patron d'Albin Michel. Il justifiait ainsi la publication de cinq ouvrages d'Éric Zemmour dont Le Suicide français en 2014, qui fut un grand succès de librairie.
«Ses ouvrages sont en phase avec le pays, faisait-il valoir, et s'ils ont tant de succès, c'est que les lecteurs se sentent confortés d'y trouver et d'y lire ce qu'ils ont envie d'y trouver et d'y lire.» Assimiler un livre à un bulletin de vote, c'est une drôle de conception quand on y pense. Une maison d'édition n'est pas un isoloir. Et, à ce qu'on sache, la publication d'un livre est tout le contraire d'un vote secret.
En tout cas, son successeur à la tête d'Albin Michel, Gilles Haéri, n'est pas du même avis. Il vient d'annoncer qu'il ne publierait pas le dernier livre d'Éric Zemmour car celui-ci avait l'intention de «s'engager dans la présidentielle et de faire de son prochain livre un élément clé de sa candidature».
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Pas question donc de publier un bulletin de vote Zemmour quelques mois avant l'élection présidentielle et de se retrouver «engagé dans un combat idéologique personnel qui ne correspond tout simplement pas à la ligne éditoriale d'une grande maison généraliste comme Albin Michel».
Argument spécieux, entend-on dans le microcosme politico-médiatique. On crie à la censure, une nouvelle manifestation de la cancel culture venue des États-Unis et qui mettrait en danger le traditionnel pluralisme dans l'édition française. Les maisons d'édition ne doivent-elles publier que des livres avec lesquelles elles sont en accord? font valoir les uns. Doivent-elles se plier à une forme de bien-pensance à géométrie variable selon les convictions politiques ou les circonstances?
Faut-il publier des auteurs condamnés plusieurs fois par la justice pour provocation à la haine raciale? rétorquent les opposants à Éric Zemmour. La dernière condamnation en date concerne le fameux discours prononcé lors de la convention de la droite organisée le 28 septembre 2019 au cours duquel le polémiste avait stigmatisé les immigrés (qualifiés de «colonisateurs») et affirmé que «dans les années 1930, les auteurs les plus lucides qui dénonçaient le danger allemand comparaient le nazisme à l'islam».
De simple chroniqueur à potentiel candidat à la présidence du pays
Le débat sur la liberté d'expression est un serpent de mer. Il voit s'affronter des positions de principe souvent caricaturales marquées du sceau de l'ignorance et de l'hypocrisie. La liberté d'expression n'est pas un totem qu'on pourrait brandir à tout propos sans tenir compte des conditions dans lesquelles elle s'exerce. Toute prise de parole dans l'espace public obéit à certaines règles et a des effets différents selon le contexte dans lequel elle s'exerce et le statut de celui qui s'exprime. «On sait bien qu'on n'a pas le droit de tout dire», écrivait Michel Foucault dans sa leçon inaugurale au Collège de France, (L'ordre du discours, Gallimard, 1971) «qu'on ne peut pas parler de tout dans n'importe quelle circonstance, que n'importe qui, enfin, ne peut pas parler de n'importe quoi.»
Depuis une dizaine d'années, le statut de Zemmour n'a cessé de changer, empruntant un itinéraire sinueux que la journaliste Ariane Chemin a reconstitué dans un article du Monde, «Et Zemmour devint Zemmour».
De simple chroniqueur et journaliste au Figaro, il s'est mué en polémiste dans l'émission de Laurent Ruquier «On n'est pas couché», puis en propagandiste violent sur i-Télé et CNews, assumant des positions de plus en plus radicales pour finir par se déclarer candidat virtuel à la présidence de la République.
Il peut inonder l'espace public de déclarations incendiaires et détourner les règles du débat électoral en continuant à occuper chaque soir sur CNews sa chaire de la haine.
Faut-il pour autant interdire ses livres? Tous les candidats à l'élection présidentielle n'ont-ils pas l'habitude de publier un livre en guise de profession de foi ou de programme électoral?
C'est oublier que les candidats, lorsqu'ils sont déclarés, sont soumis à un encadrement de leur temps de parole. Zemmour n'est pas encore officiellement candidat. Il l'est virtuellement et des affiches «Zemmour président» fleurissent déjà sur les murs des villes. Candidat virtuel, il dispose d'une tribune quotidienne sur CNews et de multiples invitations sur les plateaux télé que ne manquera pas de susciter la promotion de son livre. Il peut donc inonder l'espace public de déclarations incendiaires et détourner les règles du débat électoral en continuant à occuper chaque soir sur CNews sa chaire de la haine.
Une maison d'édition doit-elle se trouver engagée dans une telle campagne? Comment établir le distinguo entre la promotion d'un livre et la propagation d'idées racistes?
«Nous souhaitons bien sûr qu'il puisse être publié, s'est défendu le patron d'Albin Michel, mais il doit l'être par une maison prête à le soutenir dans cette démarche politique assumée.» Une position tout à fait justifiée qui exprime le refus de se laisser entraîner dans la confusion entretenue par Zemmour autour de sa candidature.
Un Trump hexagonal
Car Zemmour avance masqué. Il est et il n'est pas candidat. Il s'agit pour lui de laisser prospérer sa candidature dans l'opinion et de préempter un espace politique délaissé par une Marine Le Pen notabilisée qui vient d'être confirmée, le 4 juillet, à la tête du Rassemblement national. Si cela prend, il poussera son avantage jusqu'à la candidature officielle; sinon cette campagne qui ne dit pas son nom aura été un formidable instrument de promotion de son livre et de ses idées.
Il est à la fois le joker de la droite extrême, comme l'écrit Marie-France Etchegoin dans Vanity Fair, et le «grand remplaçant» de Marine Le Pen si sa candidature venait à s'effondrer. Sa ligne politique est claire: c'est «la tyrannie des bouffons» (Les liens qui libèrent, 2020). Il ne s'en cache pas: «Nous n'avons ni un Trump, ni un Salvini, ni même un Boris Johnson, déclarait Zemmour en mars 2020. Et les Le Pen, tante ou nièce? Leur nom agit comme un plafond de verre. Il faut donc trouver une solution.»
La solution, Zemmour l'a trouvée outre-Atlantique. Lui si prompt à dénoncer les idéologies américaines du genre et de la race, se veut un Trump hexagonal. Il a embrassé sa cause et fait sienne la guérilla médiatique d'un Steve Bannon, l'ex-conseiller de l'ex-président des États-Unis. À coup de rhétorique renversée, Zemmour accrédite l'idée d'une occupation étrangère ou d'une «colonisation à l'envers» à laquelle on devrait opposer une «guerre de libération» et même une nouvelle «résistance».
Il est le propagandiste d'une idéologie mortifère dont les sources remontent au suprémacisme blanc des années 1920 et au racialisme du Ku Klux Klan.
Il ne s'agit pas d'un simple débat d'idées. L'idéologie du «grand remplacement» a inspiré une douzaine d'attentats dans le monde pour la seule année 2019 et une centaine de morts. Brenton Tarrant, l'auteur de l'attentat de Christchurch en Nouvelle-Zélande, avait publié un manifeste de plus de soixante-dix pages évoquant un «génocide blanc». Son titre: The Great Replacement. La cible de ces attentats: des mosquées, des synagogues, des centres d'accueil pour migrants. Leurs auteurs: des antisémites obsessionnels, des suprémacistes blancs, de vieux briscards racistes et de jeunes recrues fraîchement converties à la cause de l'«anti-remplacisme».
Zemmour s'est fait leur guide. Il n'est plus simplement un idéologue conservateur aux plaisants paradoxes. Et il doit être combattu en connaissance de cause. Il est devenu le propagandiste d'une idéologie mortifère dont les sources remontent loin, au-delà des fascismes européens du XXe siècle auxquels on les compare souvent: au suprémacisme blanc des années 1920 aux États-Unis et au racialisme du Ku Klux Klan qui a connu une soudaine résurgence sous Donald Trump, sautant au visage des Américains le 6 janvier dans les images de l'attaque du Capitole.
L'influence du livre d'un Américain sur l'idéologie nazie
On en trouve des traces jusque dans le célèbre roman de F. Scott Fitzgerald, Gatsby le Magnifique, publié en 1925. On peut y lire ce cri du cœur zemmourien dans la bouche du milliardaire Tom Buchanan: «La civilisation court à sa ruine! rugit-il avec angoisse. Je suis d'un affreux pessimisme par rapport à ce qui se passe. As-tu lu The Rise of Coloured Empires, d'un certain Goddard? C'est un livre excellent. Tout le monde devrait l'avoir lu. L'idée, c'est que la race blanche doit être sur ses gardes, sinon elle finira par être engloutie. Une thèse scientifique, fondée sur des preuves irréfutables.»
Les arguments de Buchanan empruntaient à deux best-sellers de l'après-Première Guerre mondiale: The Passing of the Great Race (1916) de Madison Grant et The Rising Tide of Color Against White World-Supremacy de Lothrop Stoddard (1920). Ironie de l'histoire: les deux livres avaient le même éditeur que Fitzgerald!
Fitzgerald avait découvert ces «idées rancies» alors qu'il était étudiant à Princeton où il lui arrivait d'écouter des conférences sur l'eugénisme. «Force est de constater, écrit Sarah Churchwell dans la New York Review of Books, à quel point ces idées rancies s'étaient généralisées, en grande partie grâce à la fausse légitimité fournie par les institutions culturelles, notamment les éditeurs, les magazines populaires et les professeurs d'université.»
Le livre de Madison Grant fut traduit en allemand et l'idée d'hygiène raciale allemande s'est inspirée de ses théories. Son influence sur l'idéologie nazie ne fait pas de doute.
Hitler lui adressa une lettre pour le féliciter. The Passing of the Great Race était «sa bible»! Une bible que les avocats de la défense au procès de Nuremberg avaient citée pour prouver que certains idéologues aux États-Unis avaient inspiré les crimes pour lesquels les nazis étaient poursuivis.