Nous voici donc au seuil d'une année électorale. Nous tenterons dans cette chronique hebdomadaire de suivre les péripéties de la campagne qui s'ouvre. Mais qu'entend-on par suivre une campagne? S'agit-il simplement de suivre les candidats de meeting en talk-show, et de sondage en sondage? Certainement pas. Suivre une campagne, c'est montrer ce qu'on ne voit pas, les spins doctors qui en font le récit, les médias qui l'orchestrent, les ingénieurs informaticiens qui pilotent l'opinion comme des bancs de poissons, le public qui lui fait écho. Les campagnes électorales n'opposent plus seulement des programmes politiques: elles constituent une suite de performances et de contre-performances qui ont pour but d'obtenir une identification symbolique des électeurs avec un candidat.
En 2017, Emmanuel Macron avait installé sa campagne dans une sorte d'horizon mythologique. Les bras ouverts, adoptant le ton d'un prédicateur, il s'inscrivait dans le registre du fabuleux et du légendaire, telle l'apparition transpolitique d'une figure christique. Aux journalistes qui l'interrogeaient sur son programme, il ne craignait pas d'affirmer: «C'est une erreur de penser que le programme est le cœur d'une campagne électorale… La politique, c'est mystique, c'est un style, c'est une magie.» Steve Bannon, le stratège de la campagne de Trump en 2017, ne disait pas autre chose lorsqu'il affirmait que les électeurs ne reçoivent pas les informations comme des faits, mais qu'ils en font l'expérience viscéralement. Les récits les plus populaires pour lui étaient des récits de victimisation et de vengeance.
Au cœur de la fabrique d'une campagne, le microciblage des électeurs s'est substitué à la délibération démocratique et l'algorithme a supplanté l'Agora dans la formation des opinions. Suivre une campagne, cela consiste donc à éclairer un théâtre d'ombres dont les candidats sont les acteurs. Sur la scène, chacun intervient, usant d'un langage de persuasion mais aussi de métaphores, d'images et d'effets de mise en scène qui relèvent à la fois du récit, de la joute, du défi ou de la bouffonnerie en vogue depuis l'élection de Donald Trump.
Une porte dérobée
Mais comment entre-t-on dans une campagne électorale? Qui décide si la campagne est lancée? À quel moment? Les déclarations de candidature sont précédées de longs mois de teasing médiatique, mais si on peut se déclarer candidat, la campagne elle-même ne se déclare pas. Il n'y a pas de date d'ouverture de la campagne. Inutile de faire des pronostics de longs mois à l'avance. Entrer en campagne, c'est accepter d'être désorienté. On y entre par une porte dérobée. Sur cette porte, il est écrit «Discrédit». La porte du Discrédit.
La condamnation de Nicolas Sarkozy à trois ans de prison, dont un ferme, dans l'affaire dite des écoutes a ouvert avec fracas la campagne électorale 2022. Tout d'abord parce que c'est la première fois dans l'histoire de la Ve République qu'un ancien président est condamné à de la prison ferme pour des faits de corruption. Ensuite parce que cette décision de justice a donné lieu à un affrontement entre le pouvoir politique et le pouvoir judiciaire, la droite LR dénonçant avec le soutien du ministre de l'intérieur, un jugement infondé basé sur des écoutes déclarées «illégales». Enfin parce qu'elle met un terme à une troisième candidature à l'Élysée dont la rumeur se répandait chez Les Républicains.
À peine sa condamnation annoncée, l'intéressé ne s'est pas fait prier. Il a fait appel. Et à plus d'un titre. Par la voie de ses avocats, il a fait appel de la décision de justice. Mais l'ex-président, qui n'aime rien tant que téléphoner, a parlé aussi à Emmanuel Macron, ouvrant un nouveau cycle de rumeurs selon lesquelles il serait prêt à le soutenir, vendant ainsi la peau d'une candidature de Les Républicains sans avoir besoin de la tuer. Puis il a fait appel au peuple de ses supporters en empruntant la ligne directe, le 20 heures de TF1.
Performance réussie
L'affaire Sarkozy s'inscrit dans une crise de croyance générale dans la politique sur une scène où se joue l'auto-dévoration du politique et ses nombreux symptômes: l'affaiblissement des contre-pouvoirs, le rôle des communicants dans la perversion du débat public et leur immersion dans l'appareil d'État, les difficultés d'une délibération sereine à l'âge du sarcasme numérique et de la performance télévisuelle, qui érigent l'interruption et non le dialogue en règle formelle de débat; le clash ironique et non le dissensus démocratique…
Lorsque la parole politique a perdu toute crédibilité, la seule manière d'exister dans l'espace public reste la simulation qui absorbe la vérité et le mensonge, la fiction et la réalité. La copie a supplanté le modèle, et le simulacre politique s'est substitué à la puissance d'agir. Dans cet univers débranché de toute réalité, la vérité n'est plus qu'une performance réussie. Nicolas Sarkozy vit moins dans la réalité, politique ou judiciaire, dont il semble ignorer les règles, que dans un univers de cinéma. Au lendemain de sa mise en examen, le 22 mars 2018, il avait lancé à Gilles Bouleau qui l'interviewait au 20 heures de TF1, comme une réplique de cinéma: «Mais vous fumez, monsieur!». Au soir de sa condamnation, il a confié bravache dans une interview exclusive au Figaro, «J'ai passé la soirée avec ma famille, nous avons regardé The Killing», une série mi-polar mi-thriller politique dans laquelle il est question de la corruption politique.
Sous la Ve République, l'élection au suffrage universel est la source de la légitimité de l'exécutif. Elle valide un contrat de confiance sans médiations entre le président élu et une majorité d'électeurs (la mythique rencontre d'un homme et de son peuple). L'élection est donc censée accréditer un homme investi du pouvoir exécutif et lui donner sa légitimité. C'est de moins en moins vrai. La spirale du discrédit qui frappe toutes les institutions a changé les règles.
Le candidat élu n'est plus celui qui attire la confiance des électeurs, mais celui qui attise le discrédit. Celui qui surfe sur le soupçon à l'égard de tous les pouvoirs (politiques, judiciaire, médical, universitaire, scientifique). Réversion symbolique de l'élection démocratique autour d'un pivot qui n'est plus le choix au cœur du dispositif représentatif, mais l'exclusion qui fait loi, non pas le crédit dans les institutions démocratiques mais l'épouvantail du discrédit qui surdétermine le cours de la campagne, la scène du débat médiatique et le comportement des candidats contraints à une obligation de surenchère du discrédit.
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Clash et guerre des récits
Depuis la crise financière de 2008 aggravée par la pandémie du Covid-19, le décrochage des récits officiels par rapport à l'expérience concrète des populations frappées de plein fouet par la crise a ruiné la crédibilité de tous les récits officiels. L'apparition des réseaux sociaux au cours de la première décennie des années 2000 a donné à ce discrédit une résonance inattendue, ouvrant ce que j'ai appelé dans un essai «l'ère du Clash». Désormais, virilité et rivalité vont de pair, virulence et violence, clash et guerre des récits.
Un certain régime du politique s'achève, dont Sarkozy serait l'épilogue. Cet épilogue coïncide avec la fin d'un cycle d'hégémonie idéologique du néo-libéralisme, de même que la défaite de Giscard d'Estaing en 1981 fut l'épilogue politique des Trente Glorieuses. C'est à la fois la fin d'un régime dans le sens politico-institutionnel –l'hyper présidentialisme et l'affaiblissement des contre-pouvoirs–, mais aussi l'épuisement d'un certain régime de «croyance» dans le politique, c'est-à-dire le crédit que l'on fait aux hommes et aux institutions politiques.
La pandémie a encore élargi le cercle des narrateurs dits peu fiables. Aucune autorité́ légitime n'est épargnée, ni les gouvernements ni les institutions en charge de la santé publique, ni les épidémiologistes qui ne sont pas d'accord entre eux, ni les expert·es médiatiques qui spéculent sur l'évolution de la pandémie comme des commentateurs boursiers sur le cours du Dow Jones. Toutes les sources d'énonciation sont aujourd'hui viciées, ce qui ne les empêche pas de proliférer.
«La Cacanie, écrivait Robert Musil dans L'Homme sans qualités, décrivant la décomposition de l'Autriche-Hongrie, était, dans l'actuel chapitre de l'évolution, le premier pays auquel Dieu eût retiré son crédit, le goût de vivre, la foi en soi et la capacité qu'ont tous les États civilisés de propager au loin l'avantageuse illusion qu'ils ont une mission à accomplir.» C'est une définition parfaite de l'impasse démocratique du discrédit.
Bienvenue en Cacanie!