La culture ouïghoure tente de survivre au Kazakhstan
Monde / Culture

La culture ouïghoure tente de survivre au Kazakhstan

Temps de lecture : 8 min
Léa Polverini
Robin Tutenges

Face à la répression chinoise, il est de la responsabilité de la diaspora de faire vivre sa culture par-delà les frontières.

Au Kazakhstan.

Nazim ne s'était jamais vraiment senti ouïghour. Né au Kazakhstan, scolarisé dans une école kazakhe, vivant comme un Kazakh, il ne s'était jamais posé la question de ses origines. Un jour pourtant, l'un de ses professeurs lui dit qu'en dépit de ses excellents résultats, il ne devrait pas poursuivre d'études à l'université: «Tu es ouïghour de toute façon.» La colère de sa grand-mère lui révèle soudain un passé qu'il ignorait jusque-là: celui d'une histoire familiale marquée par l'exil et les persécutions, tantôt soviétiques, tantôt chinoises.

Sur ce vaste territoire d'Asie centrale que la Chine appelle «Xinjiang» (un terme colonial signifiant «nouvelle frontière»), et les minorités ethniques indépendantistes «Turkestan», les Ouïghours n'ont cessé d'être maltraités par les empires qui se disputaient la région. Trop musulmans, trop nationalistes, trop étrangers… Il faut tantôt les chasser, tantôt les rééduquer, tantôt les éliminer.

Autrefois très prisé, le marché ouïghour de Bayseit, au Kazakhstan, n'attire plus les foules et ne propose désormais que très peu de produits typiques de leur culture. Le 10 janvier 2023. | Robin Tutenges

Survivre, revivre

Pour beaucoup de Ouïghours, la vaste entreprise de répression menée par la Chine contre les minorités ethniques et religieuses de la région depuis 2014 n'est qu'un acte supplémentaire ajouté à la tragédie d'un peuple désormais coutumier des exactions commises à son endroit. Toutefois, l'ampleur et le caractère systématique de cette répression, dont de nombreux experts relèvent la dimension génocidaire, ont changé la donne.

Le fatalisme a laissé place à un instinct de survie, et face à la menace de voir la culture et les traditions ouïghoures être éradiquées du Xinjiang, la communauté intellectuelle et artistique s'est largement mobilisée. Si l'on ne peut vivre en Ouïghour en Chine aujourd'hui, il est de la responsabilité de la diaspora de préserver cette mémoire et de faire vivre la culture ouïghoure par-delà les frontières, en attendant des jours meilleurs.

En Asie centrale, les arts ouïghours, qui étaient en perte de vitesse depuis plusieurs décennies, retrouvent aujourd'hui un second souffle. De nouvelles générations d'artistes ont décidé de se ressaisir d'une culture que certains d'entre eux avaient longtemps méconnue –à l'instar de Nazim Abdrimov, aujourd'hui à la tête d'un ensemble de musique traditionnelle ouïghoure, Yuksal.

Un enterrement traditionnel ouïghour est organisé dans un cimetière de la banlieue d'Almaty, au Kazakhstan, chose aujourd'hui impossible au Xinjiang. Le 8 janvier 2023. | Robin Tutenges

Renouer avec une histoire commune

Qu'il soit lié à une quête identitaire ou à la nécessité de préserver un patrimoine, ce regain de l'art ouïghour est sans surprise majoritairement tourné vers le passé. Gulnaz Tursun, une artiste peintre originaire de Bayseit, un village ouïghour du Kazakhstan, revendique son attachement à l'histoire et aux traditions ouïghoures: tel tableau, intitulé N'oublie pas qui tu es, fait ainsi référence à la grandeur d'ancêtres nomades et guerriers, tandis que tel autre, Troisième, fait allusion à la politique chinoise de contrôle des naissances, tout en laissant visible en arrière-plan des symboles liés à la fertilité et à la spiritualité ouïghoure.

«Dans mon art, je ne veux pas me concentrer sur la situation actuelle. Tout le monde sait déjà ce qui se passe au Xinjiang, je m'attache donc à nos racines, car l'histoire se répète. Ce n'est pas la première fois que notre peuple fait face à des difficultés, et nous sommes toujours en vie: nos aînés nous ont montré leur force, et nous traverserons cette situation comme ils l'ont fait avant nous. On ne devrait pas se concentrer sur notre faiblesse actuelle, mais sur nos racines solides», assure Gulnaz Tursun.

Guzel Rozieva, une danseuse professionnelle qui se produit au sein de l'ensemble Dolan, insiste quant à elle sur la nécessité de transmettre cette culture aux générations suivantes: «Il est très important pour nous de préserver cette identité culturelle, c'est pourquoi notre répertoire est composé à 90% de danses traditionnelles ouïghoures. Le peuple ouïghour a une histoire très compliquée, mais malgré toutes les épreuves, nous n'avons jamais oublié notre culture; notre art est dans notre sang. Ce qui a été créé et transmis au cours des siècles, de génération en génération, ne peut pas être oublié malgré toutes les difficultés, et nous devons faire tous les efforts pour empêcher que cela ne se produise.»

Deux danseuses de l'ensemble Dolan se préparent pour effectuer une danse traditionnelle ouïghoure afin de célébrer les 40 premiers jours d'un enfant. Kazakhstan, le 7 janvier 2023. | Robin Tutenges

Fondé en 2016 par Imran Bakhtiyar, au départ composé d'une dizaine de danseurs, l'ensemble Dolan a rapidement grandi, pour ouvrir au Kazakhstan une académie dédiée à l'apprentissage de la danse, mais aussi de la langue et de la musique ouïghoures pour les enfants, et qui compte aujourd'hui près d'une centaine d'élèves.

Derrière cet attachement aux traditions, il y a aussi la nostalgie de la terre perdue et des rituels qui s'y tenaient. L'ensemble se produit régulièrement lors de festival ou d'événements privés, qui rassemblent des membres de la communauté ouïghoure, dont une partie a dû quitter le Xinjiang.

Invitée à danser lors d'un anniversaire fastueux et alors qu'elle énumère les danses ouïghoures propres aux différentes régions du Turkestan, Guzel Rozieva est interpellée par un vieil homme, qui esquisse quelques pas de danse, les larmes aux yeux: la danse du samovar, exécutée quelques minutes plus tôt par l'ensemble, lui a rappelé sa vie passée et perdue à Ürümqi, capitale de la région autonome ouïghoure du Xinjiang.

Des danseuses de l'ensemble Dolan se préparent à entrer en scène pour effectuer une danse traditionnelle ouïghoure, lors de laquelle elles doivent tenir en équilibre des tasses de thé sur la tête. Kazakhstan, le 7 janvier 2023. | Robin Tutenges

Un art populaire

La menace qui pèse sur la culture ouïghoure a en partie contribué à la démocratiser. Akimzhan Guliyev, artiste galeriste et mémoire vivante de l'art ouïghour, figure incontournable de la scène artistique au Kazakhstan, estime que la catastrophe du Xinjiang a eu pour effet de donner naissance à «un art d'un type nouveau», où se côtoient désormais professionnels et amateurs, dans un mélange des genres qui vise avant toute chose à perpétuer un art devenu identitaire.

Guliyev en veut pour exemple le festival de la lagenaria, une courge que l'on retrouve dans de nombreux foyers ouïghours. Avec deux éditions pré-Covid-19 et une troisième attendue fin 2023 à Almaty, ce festival a rassemblé une cinquantaine d'artistes, artisans et amateurs autour de la plante:

«Pourquoi les Ouïghours aiment-ils autant cette plante? Parce que dans les temps les plus durs, elle était toujours avec eux, explique le galeriste. Les paysans utilisaient cette courge pour boire et y mettaient de la nourriture, c'était une plante qui les sauvait. Lors des rituels funéraires, on lave les défunts avec de l'eau mise dans cette courge, pour les accompagner dans l'autre monde. Chaque Ouïghour a grandi avec la lagenaria, et nos artistes peignent dessus. Ce travail unit l'art des paysans et des artistes.»

Des danseuses de l'ensemble Dolan effectuent une danse traditionnelle ouïghoure lors d'un anniversaire organisé à Almaty, au Kazakhstan, le 6 janvier 2023. | Robin Tutenges

Un art empêché

En dépit des efforts de réappropriation de la culture et de l'art ouïghour menés par la diaspora centre-asiatique, ces derniers restent menacés de disparition dans la région. «Même en période de guerre, les gens ont toujours une voix, comme en Ukraine, où tout le monde peut les entendre. Mais personne ne peut entendre la voix des Ouïghours au Xinjiang, c'est là la chose la plus abjecte de la répression chinoise: il ne font pas que les tuer, ils tuent aussi leur cœur en étouffant leur voix», déplore Yadykar Ibraimov, réalisateur ouïghour né au Kazakhstan.

Même dans ce pays frontalier, l'effacement culturel orchestré par la Chine gagne du terrain: «Il n'y a pas longtemps, j'étais à Jarkent [une ville du sud-est du Kazakhstan, près de la frontière chinoise], poursuit Ibraimov. Je suis allé au bazar pour acheter un chapeau traditionnel ouïghour, mais je n'en ai pas trouvé. Avant, il y en avait partout. Quand j'ai demandé où je pouvais m'en procurer un, personne ne m'a répondu: tout le monde a peur, c'est dans l'air. La pression est partout, les gens refusent de parler de ça.»

«On vit des temps difficiles, qui font peur, et impliquent une perte de repères, regrette Akimzhan Guliyev. Il y a de nombreuses années, on comptait des dizaines de grands artistes ouïghours au Kazakhstan; maintenant, on les compte sur les doigts d'une main.»

L'ensemble Dolan transmet aussi aux jeunes générations les diverses danses de la culture ouïghoure, comme ici, lors d'un cours organisé dans la banlieue d'Almaty, le 11 janvier 2023. | Robin Tutenges

La proximité de la Chine et du Kazakhstan, politique en plus d'être géographique, rend toute contestation trop franche du pouvoir difficile. «Nous n'avons pas de démocratie ouverte au Kazakhstan, assure un·e artiste ouïghour·e, sous couvert d'anonymat. Le Kazakhstan est sous une forte pression de la Chine, qui décide de tout à notre place: on ne peut pas vraiment parler des problèmes des Ouïghours, des camps ou du génocide. On a une certaine liberté d'expression, dans le sens où on peut parler de nos émotions, de nos pensées, mais les sujets politiques n'ont pas de place ici.»

Dilshat Aripov, un jeune peintre ouïghour originaire d'Almaty qui a redécouvert sa culture dans la foulée de la répression chinoise, tâche lui aussi de concilier l'exercice de sa liberté artistique et l'expression de ses idées politiques avec les pressions, le plus souvent tacites, du gouvernement kazakh. Il en est ainsi venu à développer une pratique artistique double: d'un côté, des tableaux, exposés au Kazakhstan, qui figurent des éléments traditionnels de la culture ouïghoure –portraits traditionnels, paysages pittoresques, scènes de vie, etc.–, de l'autre, des affiches, destinées à l'international, qui dénoncent très explicitement les camps et la répression chinoise:

«Je ne me considère pas comme un artiste politique –il est assez dangereux ici de se considérer comme un artiste politique. C'est pourquoi je ne montre mon travail politique qu'à l'étranger, et pas au Kazakhstan, où l'on pourrait faire fermer mes expositions», explique-t-il.

Dilshat Aripov, un jeune peintre ouïghour, accroche une de ses affiches montrant le drapeau chinois avec un enfant enchaîné et dont le sang coule sur le drapeau du Turkestan oriental. Cette affiche engagée est normalement rangée à l'abri des regards, contrairement aux autres toiles de son atelier. Au Kazakhstan, le 5 janvier 2023. | Robin Tutenges

Un art aseptisé

Cette pression qui pèse sur l'art ouïghour dans les régimes autoritaires de la région a conduit à une forme d'aseptisation nourrie par l'autocensure, vis-à-vis de laquelle Yadykar Ibraimov se montre très critique: «Les artistes aujourd'hui ne peuvent pas vraiment parler de ce qui se passe pour leur peuple –parfois parce qu'ils ont peur, parfois parce qu'ils ont de la famille au Xinjiang. Aussi ne font-ils que reproduire ce qui a déjà été fait, sans sortir de ce qui est autorisé, sans aller en dehors des lignes déjà établies. Leur art n'est pas vraiment politique, c'est plus une histoire de survie de la culture.»

Au-delà de la menace d'éradication pure et simple que fait peser la Chine sur l'art ouïghour, l'un des périls auquel ce dernier fait face aujourd'hui est de se retrouver pris en otage par la nécessité de préserver un patrimoine commun, en s'enfermant dedans, au risque de réduire cet art à un pittoresque performatif qui ne ferait qu'affirmer une identité figée.

Une jeune fille apprend les pas de danses ouïghoures lors d'un cours organisé par l'ensemble Dolan dans la banlieue d'Almaty, le 11 janvier 2023. | Robin Tutenges

«L'art ouïghour est comme une photo: la scène est bloquée dans le temps, l'art est le même qu'il y a des années. Je ne dis pas que les artistes doivent absolument parler de nos problèmes: je ne veux pas être dur, moi aussi je me demande comment on peut faire, nuance Ibraimov. La souffrance est forte, l'horreur est là. Peut-être que dans quelques années on en parlera. C'est souvent comme ça, il faut du temps, il faut parfois du recul.» Mais pour l'heure, l'art ouïghour se crée dans l'urgence; il en va de sa simple survie.

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