Au Kazakhstan.
Quand il prononce le nom de Xi Jinping, Tursynbek part d'un rire maniaque. Le nom du président chinois reste associé pour lui à ces longues journées de rabâchage durant lesquelles il devait apprendre par cœur l'hymne national du pays, des chants du Parti, les nouvelles lignes directrices édictées lors du dernier congrès national du Parti communiste chinois (PCC), ou encore la succession des sept secrétaires généraux du PCC, dont il devait parler comme de ses propres ancêtres.
Si Tursynbek s'autorise à plaisanter aujourd'hui sur «papa Xi», non sans une pointe d'amertume, c'est bien parce qu'il se trouve désormais de l'autre côté de la frontière, au Kazakhstan, et que le temps a passé, éloignant peu à peu l'angoisse qui lui collait au corps.
Rééduquer les minorités
Le 15 septembre 2017, Tursynbek Kabi est arrêté par les autorités alors qu'il vient de traverser la frontière chinoise pour se rendre aux funérailles de son frère aîné, qui doivent avoir lieu dans sa province natale, le Xinjiang. Il n'a alors rien à se reprocher, si ce n'est d'être un citoyen chinois d'ethnie kazakhe. Depuis plusieurs années déjà, le régime de Xi Jinping a amorcé une politique de répression violente des minorités ethniques du Xinjiang, qui s'abat tant sur les populations locales que sur celles ayant émigré à l'étranger, et qui foulent de nouveau le territoire national.
Karima Abdrakhmanova, une militante de l'association de lutte pour les droits humains Atajurt, devant la maison de Tursynbek Kabi, dans le village de Karabulak, au sud-est du Kazakhstan, le 2 janvier 2023. | Robin Tutenges
C'est le cas de Tursynbek, parti s'installer un an plus tôt avec son épouse et ses trois enfants dans le village de Karabulak, au sud-est du Kazakhstan. «Après m'avoir emmené à la station de police, ils m'ont mis sur la chaise du tigre [instrument de torture, ndlr] et m'ont interrogé pendant trois heures. Ils m'ont dit que je devais obéir à la loi chinoise et que je devais être questionné après avoir visité un pays étranger», se souvient-il. Tursynbek découvre alors qu'en dépit des bonnes relations entre les gouvernements chinois et kazakh, la Chine considère le Kazakhstan comme faisant partie des vingt-six États terroristes, qu'elle a –très– libéralement identifiés.
Il ne le sait pas encore, mais il a alors déjà basculé dans le vaste programme de «rééducation» forcée mis en œuvre par la Chine –dans les faits, une terreur d'État faite d'incarcérations de masse, de persécutions ethniques, et de crimes contre l'humanité. Pendant un an, quatre mois et dix-sept jours, il devra oublier qui il est pour devenir un citoyen chinois exemplaire, au service de la nation.
Forçat du régime
Après avoir été menacé d'être envoyé dans une prison souterraine, c'est presque avec soulagement que Tursynbek se retrouve en résidence surveillée, fut-ce sans nourriture. Il se doit d'être mobilisable à tout instant, et très rapidement, il est enrôlé pour patrouiller dans les rues et faire régner l'ordre dans son village natal, à Yemul, dans le district d'Emin (Dorbiljin en kazakh).
«Ils nous ont donné une casquette, un brassard et une veste, avec marqué dessus “police”. On avait également un large bouclier et une matraque en bois. Toute la journée, on traversait le village d'un bout à l'autre, et si on voyait un groupe de deux personnes ou plus, on devait leur dire de se séparer et de rentrer chez eux. S'ils n'obéissaient pas, on devait les frapper. On était surveillés par une voiture de police, qui nous criait dessus dès qu'il y avait un problème, ou si on prenait une pause», raconte Tursynbek.
Tursynbek Kabi, le 2 janvier 2023, et un fragment de radio de son crâne qu'il a faite à la sortie des camps chinois, une fois réfugié au Kazakhstan. | Robin Tutenges
Dans le village, aucune de ses vieilles connaissances n'ose plus l'approcher, de peur de s'attirer des ennuis: il est tout à la fois du côté du régime, et un élément déviant, potentiellement dangereux, qu'il faut réassimiler. Les seuls moments où Tursynbek se trouve au centre de rassemblements, c'est le lundi matin, lors du lever du drapeau national.
Après avoir patrouillé près d'un mois sans salaire, il enchaîne les missions que lui assignent les autorités chinoises: déblayer la neige, trier les cailloux des jardins des bâtiments gouvernementaux, recenser tous les objets coupants du village et leurs propriétaires… Puis arrive le moment où ce sont les livres écrits en kazakh qu'il doit confisquer, et toute chose qui porte une inscription kazakhe, ou en lettres arabes.
Cette période, Tursynbek s'en souvient très bien, c'était en novembre 2017: «Sur la tombe de mes parents, il y avait leur nom, et la formule “bismillah”. Ils m'ont dit que je devais enlever la tombe, ou tout repeindre. J'ai pris deux litres de peinture noire, et j'ai repeint. Sur les autres tombes du cimetière, si la pierre était taillée en forme de croissant musulman, on devait l'enlever; et on l'a fait. Sur les portes des maisons, s'il y avait un croissant musulman ou des mots de prières, on devait les enlever; et on l'a fait.»
Parti à domicile
Tout particularisme ethnique et religieux est voué à être détruit, et remplacé par la doctrine du PCC. Le modèle, pourtant inatteignable pour les minorités, est celui de l'ethnie han: il faut vivre comme un Han, parler comme un Han, s'habiller comme un Han, manger comme un Han, penser comme… l'image idéalisée que le Parti a construite des Hans.
Un enterrement ouïghour dans la banlieue d'Almaty, au Kazakhstan, le 8 janvier 2023. Dans le pays, où 70% de la population est musulmane, les Ouïghours peuvent continuer leurs rites funéraires religieux sans crainte, contrairement au Xinjiang. | Robin Tutenges
C'est ainsi que Tursynbek se voit assigner un «cousin» chinois, qui vient s'installer chez lui: dès 2016, le régime de Xi Jinping avait lancé la vaste campagne de l'«union des ethnies en une seule famille», visant à envoyer plusieurs centaines de milliers de cadres et fonctionnaires hans rendre visite ou vivre chez des habitants du Xinjiang, notamment chez les Ouïghours, afin de s'assurer que l'«unité nationale» n'était pas menacée par le «séparatisme».
«Ils faisaient comme s'ils avaient pitié de nous, mais ils nous espionnaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ils essayaient de parler avec nous, posaient beaucoup de questions, voulaient tout savoir sur nous, nos pensées, notre famille, nos plans pour l'avenir…» réprouve Tursynbek. Sa première consolation est alors d'être tombé sur un «cousin» d'ethnie kazakhe, mais celui-ci ne reste qu'une nuit, et l'adjure en partant d'assurer qu'il est resté plus longtemps si quelqu'un venait à poser des questions.
Une femme âgée lui succède rapidement, une infirmière envoyée par son chef de service, toujours inquiète des rapports et des photos qu'elle doit transmettre à sa hiérarchie: la peur fonctionne mieux lorsqu'elle est partagée.
Oralkhan Abed, l'épouse de Tursynbek Kabi, parle à son fils dans leur nouvelle maison au Kazakhstan, le 2 janvier 2023. | Robin Tutenges
Sous terre
La vie de Tursynbek se poursuit alors d'interrogatoire en interrogatoire, dont le but semble moins être de recueillir des informations, que de lui signifier que sa vie ne tient qu'au bon vouloir des autorités chinoises.
Un jour, alors qu'il est interrogé par la police de Yemul, il reçoit un appel de la police de Ku'ertecun, le village natal de son épouse, qui lui ordonne de venir pour être interrogé. À son retour, alors qu'il vient de passer la nuit à marcher une vingtaine de kilomètres dans le froid, on lui reproche d'avoir excédé son périmètre de mobilité autorisé. Entre-temps, il a appris l'incarcération de sa belle-mère et le décès de son beau-frère. De son épouse restée au Kazakhstan, il n'a aucune nouvelle.
Les cellules souterraines, Tursynbek en a déjà vu plusieurs à ce stade, mais celle dans laquelle on le fait descendre le 28 septembre 2018 sera la plus sombre. Les mains et les pieds enchaînés, un sac noir sur la tête, il est emmené dans ce qu'il décrit comme une prison nouvelle, au sujet de laquelle il avait déjà entendu des rumeurs.
Cette fois-ci, Tursynbek n'est pas seulement un suspect à interroger, c'est aussi un prisonnier. Après l'examen médical réglementaire, il est amené dans une cellule d'une dizaine de mètres carrés, où il découvre «six cages en métal, comme pour les animaux dans les zoo». Dans chaque cage, un tabouret en plastique, et un détenu.
«Ils ont ouvert la seule cage restée vide, ont enlevé mes chaînes, et m'ont dit de m'asseoir et de rester silencieux. Dans la cage d'à côté, il y avait un homme ouïghour, Tursun, que je connaissais car il était boulanger. Dans une autre, j'ai reconnu un ami de ma femme, Beysen, et à côté, un professeur de littérature kazakhe, Ashel, énumère Tursynbek. Je connaissais tous ces gens, mais je ne pouvais même pas les saluer.»
La première nuit, les six gardes assignés aux six cages empêchent les six détenus de s'endormir. Que l'un d'eux commence à somnoler, il reçoit un coup de matraque. De toute façon, les cages sont trop étroites pour s'allonger, le ciment est glacé, les insectes qui grouillent dans la cellule sont voraces, et Tursynbek ne fait que penser aux deux miches de pain qu'on lui a confisqué à son arrivée.
Le lendemain, il est transféré dans une autre cellule, tout aussi étroite et insalubre, où on lui donne à manger un pain à la vapeur moisi, vraisemblablement fourré d'un médicament, avant de le ramener dans sa première cellule, où il sera battu pour avoir osé ronfler. C'est au bout de la troisième nuit qu'il est emmené dans la salle d'interrogatoire.
Tursynbek Kabi et sa femme Oralkhan Abed fouillent dans les papiers de santé du rescapé des camps chinois, le 2 janvier 2023, au Kazakhstan. | Robin Tutenges
Une gorgée d'eau
«Il y avait une chaise du tigre clouée au sol, sur laquelle j'ai été attaché», commente Tursynbek, mimant la position. Pendant quatre heures, il est harcelé de questions sur le Kazakhstan, sa famille là-bas, et l'islam. Quand ses réponses déplaisent, il est relancé à coups de pieds. En sortant de la séance au petit matin, Tursynbek est assoiffé et demande la permission d'aller aux toilettes.
«Je savais qu'il y avait un petit évier là-bas, alors j'ai fait semblant de me laver le visage pour boire en même temps, explique-t-il. Mais les gardes me surveillaient, et ils ont vu que je n'étais pas allé aux toilettes. Ils étaient quatre. L'un d'entre eux m'a frappé violemment au tympan avec une matraque, un m'a projeté contre le mur, un autre m'a tenu l'oreille et m'a frappé encore et encore la tête contre le mur, et le dernier me tapait dans l'estomac pendant qu'ils me hurlaient dessus. J'ai perdu connaissance.»
Ramené en cellule, Tursynbek reste prostré au sol, pris de vertiges. «Ils m'ont tellement frappé que je ne sentais plus rien. Seulement ma tête, qui était si lourde…» Son tympan a été éclaté.
Dès le lendemain, il est ramené à l'interrogatoire, et on lui présente un document en chinois, qu'il ne sait pas lire, et que quelqu'un finit par traduire en ouïghour. «Je devais confesser mes crimes. Il me fallait choisir entre m'accuser d'être membre d'un groupe extrémiste ou d'une organisation terroriste, ou de présenter un visage double, un cœur double: cela signifie que derrière la figure du patriote chinois, tu es aussi un patriote kazakh, explicite Tursynbek. Ils m'ont dit que j'étais un traître, et que j'avais fait de mauvaises choses à la Chine. “Tu as mangé le pain chinois, et en même temps, tu es allé au Kazakhstan”, m'a dit un garde. Ils m'ont forcé à dire que le Kazakhstan était un pays dangereux, et que sachant cela, j'avais osé y emménager avec ma famille.»
Des valises pleines d'habits dans le salon de Tursynbek Kabi, le 2 janvier 2023. Le rescapé s'acclimate petit à petit à la nouvelle maison qu'il a construite au Kazakhstan. | Robin Tutenges
Tursynbek finit par s'accuser du crime du visage et du cœur doubles, et laisse ses empreintes à l'encre rouge sur une trentaine de documents. Au sixième jour, il est reconduit à la porte de la prison. «Après ma libération, ils m'ont dit que je ne devais rien dire à personne des tortures et de ce que j'avais vu. Ils m'ont dit que le PCC avait été miséricordieux envers moi parce que j'avais admis mes crimes, et que je passerais trois mois en résidence surveillée. J'ai pensé à mon père Xi Jinping et je l'ai beaucoup remercié», note Tursynbek, en éclatant de rire soudain.
Aux abois
Rentré à Yemul, Tursynbek est examiné par plusieurs médecins, qui lui assurent que tout va bien, mais qu'il doit recevoir un vaccin, qu'on lui dit être contre la tuberculose, et qui l'affaiblit encore davantage. Chaque jour, il pointe à la station de police locale et travaille comme balayeur, en dépit des vertiges qui l'assaillent.
«Je voyais que je perdais la mémoire, j'oubliais tout…» Tursynbek, qui est alors régulièrement filmé dans son quotidien par les autorités, se met à développer des tendances paranoïaques, et craint d'avoir fait l'objet d'expériences médicales. Son cauchemar est infini, et se poursuit désormais entre l'incertitude permanente quant à ce qui lui arrive et les méandres de l'administration chinoise.
En janvier 2019, il est convoqué devant une commission, qui doit décider de valider ou non son autorisation pour rentrer au Kazakhstan et retrouver sa famille. Lors de l'entretien, on lui demande s'il a des informations au sujet de son épouse, Oralkhan Abed. Depuis son arrestation en 2017, celle-ci n'a cessé de militer en faveur de sa libération et a multiplié les témoignages, relayés par l'association de défense des droits humains Atajurt.
Une voiture affronte le froid près du village de Tursynbek, au Kazakhstan, le 2 janvier 2023. La frontière chinoise est à un peu plus de 200 kilomètres. | Robin Tutenges
Tursynbek ignore alors tout cela, lui qui par sécurité avait bloqué son numéro. À l'été 2018 toutefois, deux policiers l'avaient obligé à contacter Oralkhan pour lui dire qu'il voulait divorcer –une manière de court-circuiter par la suite tout recours légal qui aurait pu être déposé au nom du regroupement des familles. Le quiproquo finit par être levé après de véhéments pourparlers entre Tursynbek, les policiers, la commission et Oralkhan, et d'énièmes remerciements formulés envers le Parti permettent d'apaiser les cœurs des fonctionnaires.
Il faudra pourtant attendre près d'un mois et une quinzaine de rendez-vous entre différentes administrations pour que Tursynbek parvienne enfin à récolter toutes les autorisations nécessaires pour passer la frontière, le 2 février 2019. «Quand j'ai vu le drapeau kazakh, j'ai beaucoup pleuré. J'ai senti que j'étais enfin un oiseau libre. À côté de moi, une femme m'a demandé avec surprise pourquoi je pleurais. Je lui ai dit que je n'avais pas vu ma famille depuis deux ans. Tous les marchands qui attendaient de traverser ont alors dit que je devrais être le premier à franchir la frontière», se souvient Tursynbek avec émotion.
Revivre, doucement
Son retour est marqué par un mélange de joie et d'appréhension. «Les enfants et moi on était très heureux, mais son comportement était très étrange au début, se remémore Oralkhan. Il avait peur d'être avec des gens; si quelqu'un venait le voir ou le saluer, il cachait immédiatement son téléphone quelque part. Il ne pouvait pas parler, ne pouvait pas regarder les gens dans les yeux… J'ai fait de mon mieux pour adapter son environnement. Jour après jour, pas après pas, ses craintes ont diminué. Je ne peux pas dire que tout va bien maintenant, mais il est positif.»
Tursynbek garde de lourdes séquelles de son passage forcé au Xinjiang. S'il a pu bénéficier d'un appareil auditif pour palier la perte de son oreille gauche, il souffre désormais de gros problèmes de mémoire et d'impuissance. À son retour au Kazakhstan, des médecins lui ont fait savoir qu'il souffrait d'une maladie infectieuse, sans pouvoir en déterminer les causes.
Des affaires sont entassées dans une pièce de la nouvelle maison de Tursynbek Kabi, au Kazakhstan, le 2 janvier 2023. | Robin Tutenges
En avril 2021, Tursynbek et Oralkhan ont acheté un bout de terrain dans la banlieue d'Almaty, pour y construire la maison familiale et commencer leur nouvelle vie dans ce qu'ils appellent leur «mère patrie». Ils viennent de la finir cet hiver. La peinture vient d'être posée, et la charpente sent encore le bois fraîchement détaillé. À l'étage, un grand drapeau kazakh est posé dans le vestibule.