«Ils m'ont forcée à avorter»: depuis le Kazakhstan, les rescapés des camps chinois racontent
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«Ils m'ont forcée à avorter»: depuis le Kazakhstan, les rescapés des camps chinois racontent

Temps de lecture : 16 min
Léa Polverini
Robin Tutenges

Arrestations arbitraires, interrogatoires, tortures, travaux forcés… La machine répressive chinoise qui s'abat sur la région du Xinjiang touche aussi bien les Ouïghours que les autres minorités ethniques. Les rescapés kazakhs parvenus à franchir la frontière rapportent avec eux les récits de cette vaste entreprise de déshumanisation.

Au Kazakhstan.​

Épuisée. Rahima est épuisée, chaque jour, chaque nuit, où ce mal de crâne lancinant ne la quitte pas. Il y a ces douleurs aux genoux aussi, qui la font se plier en deux, et cette colonne vertébrale affaissée, qui ajoute à sa tourmente quotidienne. Rahima n'a pourtant que 35 ans, mais les dix mois passés dans des «camps de rééducation» chinois ont suffi à la briser.

C'est progressivement, sans jamais savoir où elle allait ni ce qui l'attendait, que Rahima Senbai a été happée par la froide machine répressive chinoise.

Pour elle, tout commence en août 2017, avec un appel apparemment anodin de la police locale. Au bout du fil, un officier la somme de se rendre dans sa province natale, au Xinjiang, afin de s'enregistrer auprès des autorités. Cela fait pourtant trois ans que Rahima est partie s'installer au Kazakhstan voisin avec son époux et ses quatre enfants, mais son travail d'interprète auprès de la Banque industrielle et commerciale de Chine l'amène à traverser régulièrement la frontière.

Cette convocation n'est que le prélude d'une longue série d'interrogatoires qui la mèneront jusqu'aux geôles chinoises, sans qu'elle ne soit informée des crimes qui lui sont reprochés. Quand elle se souvient de ce qui lui est arrivé, Rahima égraine les dates les unes après les autres, comme si cette litanie était la dernière chose tangible à laquelle elle pouvait se raccrocher, et qui attesterait de la réalité de son calvaire. Malgré ses problèmes de mémoire, ces repères sont restés ancrés en elle, comme autant de pièces à conviction qu'elle conserve, espérant qu'un jour justice lui sera rendue contre le régime chinois, accusé d'avoir perpétré des crimes contre l'humanité.

Mais il est des choses pour lesquelles jamais elle ne pourra obtenir réparation. Le 17 octobre 2017, qui devait être son dernier jour de liberté, deux policiers et une infirmière viennent la chercher au domicile de ses parents, à Tekes. «J'étais enceinte de deux mois. Ils m'ont dit que je devais avorter, car j'avais déjà quatre enfants, et qu'un cinquième n'était pas autorisé par la loi chinoise. Au début, j'ai refusé, mais ils m'ont dit que si je n'avortais pas, je serais condamnée comme criminelle et j'irais quatre ans en prison. Ils m'ont amenée à la maternité, et ils m'ont forcée à avorter. Après cela, j'ai été envoyée en prison», raconte-t-elle.

Rahima dans son appartement de la banlieue d'Almaty, au Kazakhstan, le 31 décembre 2022. | Robin Tutenges

Briser tout espoir

Souvent, l'attention des survivants se fixe sur des détails: la ligne jaune sur laquelle il faut marcher dans les étroits couloirs des camps, l'écartement des barreaux des cages dans lesquelles on doit rester accroupi toute la journée, la couleur rose fluo des injections régulièrement administrées, la sensation de froid qui vient vous couper les pieds, le goût de moisi des petits pains à la vapeur qui reste en bouche longtemps après les avoir recrachés…

Tous racontent la même mécanique à broyer les corps et les esprits; seuls les lieux et les modalités changent. Quand certains sont jetés à l'isolement, d'autres doivent passer de longues heures sur la chaise du tigre, cet instrument de torture affectionné par la police chinoise; d'autres encore sont forcés d'apprendre et de réciter ad nauseam des chants patriotiques du Parti communiste chinois (PCC), ou d'assurer la surveillance de leurs codétenus, en espérant peut-être obtenir une promotion qui les fera passer de l'autre côté des cages et des matraques.

Rahima a encore sur le bas de son dos la marque des piqûres d'aiguilles dues à des injections dans les camps chinois, le 31 décembre 2022. | Robin Tutenges

La vie dans les camps est régie par un ensemble de règles strictes qui peuvent changer du jour au lendemain, selon les directives reçues par les responsables du complexe «éducatif» (comprendre «carcéral»), ou l'excès de zèle d'un gardien. Tantôt arbitraires, tantôt liés à la tenue d'un événement politique de grande envergure comme le congrès annuel du PCC, ces changements visent à maintenir une pression psychologique constante sur les prisonniers, en cassant toute routine et tout élément de familiarité.

Dans les camps, c'est l'incertitude qui règne, et sans paradoxe, la répétition aussi: sans cesse, les mêmes interrogatoires, avec les mêmes questions, les mêmes accusations, les mêmes demandes d'aveux. «Chaque semaine, ils venaient et nous interrogeaient, parfois en plein milieu de la nuit. Ils nous donnaient des papiers sur lesquels on devait écrire en chinois et confesser des crimes que nous n'avions jamais commis. Ils ont mis la pression à tout le monde pour avoir ces aveux, et beaucoup ont commencé à ne plus comprendre ce qu'était une question, et à développer des problèmes psychologiques», se souvient Dina Nurdybay, 32 ans, qui a passé onze mois entre deux camps de rééducation, une école du parti communiste et une usine de travail forcé.

Présumés coupables

Ces questions sont invariablement tournées vers la pratique de l'islam, et les éventuels liens des prisonniers avec l'étranger. «Ils ont un questionnaire standard, et commencent par poser des questions sur notre éducation religieuse: est-ce que tu pratiques le namaz [la prière musulmane, ndlr], seul ou avec d'autres gens, à la maison ou à la mosquée, est-ce que tes proches le font aussi, est-ce que les femmes portent le hijab… Si tu réponds que tu pries seul à la maison, ils t'accusent d'être un extrémiste religieux», explique Askar*, qui travaillait au service du PCC comme gardien de mosquée dans le Xinjiang, avant d'être arrêté à son tour et envoyé en camp de rééducation fin 2017.

Askar (à droite, le 2 janvier 2023) a vécu l'enfer des camps de rééducation chinois. | Robin Tutenges

En réalité, le motif des arrestations est souvent trouvé a posteriori, parce qu'il faut bien inscrire quelque chose sur le dossier des détenus. Rahima, fille d'un imam, apprendra au bout de quelques semaines qu'elle n'aurait pas dû avoir sur son téléphone l'application WhatsApp, interdite en Chine au profit de WeChat; Dina, que son commerce de vêtements traditionnels kazakhs faisaient d'elle une séparatiste, le Kazakhstan étant considéré par la Chine comme un pays terroriste; Askar, qu'il était un «imam sauvage», c'est-à-dire un imam n'ayant pas reçu d'éducation religieuse officielle, ce en dépit de son diplôme en études islamiques délivré par une université du PCC –il apprendra plus tard avoir été arrêté sous les fausses accusations d'anciens collègues guettant une promotion.

De fait, les arrestations sont massives et arbitraires. Pour être inscrit sur la liste noire du Parti et être envoyé dans un camp de rééducation ou en prison, il suffit peu ou prou de ne pas appartenir à l'ethnie majoritaire Han, érigée par le PCC en fer de lance de l'unité de la nation. Or dans la région du Xinjiang, historiquement le Turkestan oriental, qui a connu deux républiques revendiquant leur indépendance, on compte une multiplicité de minorités ethniques, réparties entre plusieurs provinces dites autonomes. Ouïghours, Kazakhs, Kirghizes, Ouzbeks, Dounganes, Tatars, Mongols, etc. vivent sur ces territoires et perpétuent leurs propres traditions, qui aux yeux du PCC sont autant de preuves d'un séparatisme qu'il faut tuer dans l'œuf.

Les premiers camps du Xinjiang, qui apparaissent à partir de 2014, passent inaperçus à l'époque, et la plupart des habitants de la région ne se sentent pas alors concernés par les politiques répressives qui semblent ne devoir toucher que les criminels avérés. «J'avais entendu des rumeurs sur des arrestations, mais je n'avais pas peur, car j'étais une citoyenne chinoise, et je pensais que je n'avais aucune crainte à avoir. J'étais occupée par mon travail, et je ne pensais pas à ces politiques du gouvernement chinois», se souvient Ajar*. Vivant d'un commerce entre la Chine et le Kazakhstan, elle ne tarde pourtant pas à se faire rattraper par les nouvelles directives chinoises, qui se durcissent considérablement à partir de 2016.

«À l'entrée du camp, il y avait une inscription en chinois: “Centre de formation professionnelle de la ville de ***”. Mais ce camp de rééducation n'était pas un centre de formation. Il y avait des murs très hauts, et il était entouré de barbelés», décrit-elle. Là-bas, elle passera neuf mois à ingurgiter les discours télévisés de Xi Jinping et de l'eau bouillie, à faire des exercices militaires dehors par -20°C avec de simples pantoufles, et à étudier la langue chinoise, avant d'être transférée dans un autre camp, encore plus sécurisé, à quelques centaines de mètres.

Ajar, le 3 janvier 2023, chez elle, dans un village du sud-est du Kazakhstan. | Robin Tutenges

En se remémorant ces longues journées d'angoisse et de terreur passées loin de ses enfants et sans nouvelles de sa famille, Ajar ne parvient pas à contenir ses larmes: «Jour après jour, j'ai commencé à perdre espoir d'être libérée. Parfois, je pensais au suicide. J'ai vu dans les cellules quelques personnes qui ont essayé de se tuer, elles frappaient leurs têtes contre les murs.»

Collaborer en silence

Beaucoup gardent en mémoire les cris et les pleurs qui résonnaient dans les camps, en dépit de l'interdiction de rompre le silence. Pour Dina, le plus dur était de voir des enfants être soumis à ce type de traitement.

En avril 2018, alors qu'elle vient d'être transférée dans une école du Parti du comté de Nilka, elle découvre un lieu où les détenus sont séparés en trois catégories: personnes âgées, jeunes femmes, et enfants, placés en orphelinat: «Les enfants étaient souvent battus parce qu'ils ne parlaient pas chinois. Ils nous demandaient des sucreries ou du pain car ils avaient faim. Parfois, certains venaient me voir pour me demander où était leur mère, si elle était toujours vivante… Dans leurs yeux, je ne voyais aucune joie. Ils ne pouvaient même pas pleurer comme des enfants, car s'ils pleuraient, ils seraient punis. Ce n'était plus des enfants, ils étaient devenus des adultes bien trop tôt.»

Les personnes âgées ne sont pas non plus épargnées, quelle que soit leur condition physique. C'est ainsi qu'à 76 ans, Saule* se retrouve enfermée dans un ancien hôpital du comté d'Emin reconverti en camp de rééducation, partageant une petite cellule d'une dizaine de mètres carrés avec quinze autres vieilles femmes, toutes malades, et soumises à des humiliations quotidiennes: «Les gardes n'avaient aucune pitié envers nous. Si on voulait aller aux toilettes plus que les trois fois par jour autorisées, ils nous criaient dessus. Un jour, une vieille femme s'est effondrée à cause de son hypertension, elle est restée paralysée sur toute la moitié du corps en grimaçant, mais malgré ça, ils l'ont laissée dans notre cellule.»

Saule, 76 ans, se rend à l'hôpital d'un village kazakh voisin, le 4 janvier 2023, pour soigner l'un de ses multiples problèmes de santé dus, entre autres, à son passage forcé dans les camps chinois. | Robin Tutenges

Alors parfois, la solidarité s'organise entre les détenus. Ajar se souvient ainsi de cette femme âgée de près de 70 ans, mise sur la chaise du tigre toute une journée car elle parlait ouïghour. «La première fois, j'ai protesté auprès du garde en lui disant que cette femme pourrait être sa propre mère, et que si elle était vieille et ne pouvait pas parler chinois, ce n'était pas de sa faute. Il a juste fermé la porte et m'a dit de me taire. La journée est passée, j'ai frappé à la porte et j'ai crié. Quand la commission du camp est venue, ils ont vu mon comportement à la caméra, et ils m'ont emmenée dans une pièce noire et étroite, où il y avait à peine assez de place pour s'accroupir. J'y suis restée trois jours, pendant lesquels j'ai refusé de boire et de manger.»

Mais la promiscuité et les pressions constantes exercées sur les prisonniers sont aussi favorables à un climat de défiance et de rivalités, les gardes encourageant les dénonciations réciproques. «Ils nous ont forcées à nous observer les unes les autres, et à faire des rapports sur les actions de tout le monde. Ça a causé beaucoup de problèmes. Si certaines voulaient être libérées rapidement, elles commençaient à dire aux responsables du camp des mauvaises choses sur quelqu'un. Moi, on m'a fait comprendre que comme j'avais étudié le chinois, je comprenais mieux la Chine que les autres, et je pourrais coopérer pour être libérée plus tôt, relève Ajar avec dégoût. Il y avait surtout des problèmes entres les différentes ethnies: dans les cellules, entre Ouïghoures et Kazakhes, on se regardait comme des ennemies. Ils disaient aux Ouïghoures de surveiller les Kazakhes, aux Kazakhes de surveiller les Dounganes, etc. Si quelqu'un était puni, on suspectait que ça venait d'une codétenue; il y a eu des bagarres à cause de ça.»

Tortures sous contrôle

Rien n'échappe à la surveillance. Dans chaque cellule, les caméras sont toujours plus nombreuses, pour manifester par leur seule présence l'absence de toute échappatoire: quatre ici, six là, pour des cellules minuscules où les prisonniers doivent dormir à tour de rôle dans des lits superposés par manque de place.

«Quand nous allions dormir, nous devions nous allonger tout droit sur le lit, sur le dos. Il était interdit de se tourner à droite ou à gauche. Nous étions vingt-trois dans la cellule, et la nuit, deux d'entre nous devaient rester éveillés pour surveiller les autres par roulements. Si quelqu'un bougeait, on devait le rappeler à l'ordre, et si on ne le faisait pas, on pouvait être punis», raconte Ospan*, qui partageait sa première cellule avec vingt-quatre personnes.

Cet ancien berger quinquagénaire, arrêté alors qu'il tâchait de vendre son troupeau pour aller s'installer avec sa famille au Kazakhstan, a gardé de lourdes séquelles de son passage dans les camps, et peine à se rappeler des événements. Des camps, il garde surtout le souvenir de cette lumière éblouissante, allumée en permanence, qui l'empêchait de dormir et lui brûlait les yeux.

«J'étais toujours fatigué, toujours somnolant. Je ne me souviens pas de comment je me sentais parce qu'on nous a donné beaucoup d'injections et de pilules. Ils disaient que c'était contre la grippe, mais on ne savait pas vraiment ce que c'était. Ma mémoire est très mauvaise maintenant. J'ai été forcé de m'asseoir sur la chaise du tigre de nombreuses fois, je ne sais plus combien, peut-être deux ou trois fois par mois», estime-t-il poussivement.

Ospan, un rescapé des camps chinois du Xinjiang, dans une chambre de sa nouvelle maison au Kazakhstan, le 3 janvier 2023. | Robin Tutenges

Les récits des survivants se complètent, et montrent l'étendue des sévices infligés, comme la logique de déshumanisation qui règne dans les camps chinois. «Quand je suis rentrée au Kazakhstan, j'ai entendu d'autres survivants parler des tortures qu'ils avaient subies. Leurs histoires semblaient indiquer que les gens originaires des comtés de Tekes, Ghulja et Bortala Mongol avaient fait l'objet des traitements les plus durs, parce que beaucoup de Ouïghours vivent dans ces régions», rapporte Rahima. Elle-même, originaire de Tekes, mais d'ethnie kazakhe, a fait l'objet de violences répétées.

«On a tous été torturés, assure-t-elle. Juste après notre arrivée en prison, ils nous ont aspergés d'eau froide pendant cinq jours. Je venais de subir un avortement et j'étais très faible, mais ils ne m'ont pas crue quand j'ai dit que j'étais malade. Quand ils ont vu que j'avais 40 de fièvre, ils m'ont donné un seul cachet. Après ça, j'ai été enchaînée pieds et poings liés, et j'ai dû m'allonger au sol comme ça. Au bout de sept jours, mes membres ont commencé à réduire, et mes jambes ont saigné, alors ils ont fini par enlever les entraves.»

À l'eau froide succèdent les chocs électriques, les coups répétés, mais aussi les violences sexuelles. Rahima raconte ainsi comment trois fois par mois, les gardiens amenaient une poudre à base de poivre diluée dans de l'eau, et obligeaient les femmes à se laver le sexe avec. «Ils restaient avec nous et nous regardaient le faire. Ils nous disaient que c'était contre les microbes ou les virus, et nous forçaient à faire ça.» Nombreuses sont les femmes, aujourd'hui sorties des camps de rééducation ou des prisons chinoises, à témoigner de problèmes gynécologiques et de stérilité. Les viols, eux aussi perpétrés dans l'enceinte des camps, restent souvent tabous.

Des personnes marchent dans la ville à majorité ouïghoure de Baysit, au Kazakhstan, à 200 kilomètres de la frontière chinoise, le 10 janvier 2023. | Robin Tutenges

Tout va bien

Lors des rares visites autorisées aux familles, qui interviennent souvent après plusieurs mois d'enfermement, et peuvent se tenir à raison de cinq minutes par mois –auxquelles s'ajoutent parfois quelques brefs appels téléphoniques–, les détenus sont tenus de présenter un visage souriant face à leurs proches.

«Quand on reçoit de la visite, les gardes nous font marcher sur la ligne jaune, sac noir sur la tête, mains sur la tête, puis ils enlèvent le sac et les menottes avant d'entrer dans la pièce, et nous ordonnent de ne rien dire à nos proches sur nos mauvaises conditions de vie. On doit dire que tout va bien ici, qu'on suit des leçons et qu'on reçoit une bonne éducation», raconte Ospan.

Asséner des contre-vérités en permanence et devoir les répéter fait partie du processus de bourrage de crâne auquel sont soumis les prisonniers. Si certains ont effectivement dû suivre un programme de cours intensifs à la gloire du PCC, comme Rahima qui devait commencer chaque journée à 4h du matin par des exercices militaires pour ensuite aller étudier le chinois huit heures par jour, ou Ajar qui devait remplir chaque semaine des pages et des pages de caractères chinois et de confessions diverses, d'autres voyaient les journées défiler dans une attente recommencée.

Un carnet de cours en chinois ramené au Kazakhstan par une personne forcée d'assister à des leçons de patriotisme au Xinjang, le 9 janvier 2023. | Robin Tutenges

«En fait, ils ne nous apprenaient rien. On ne recevait aucune leçon, on devait simplement se tenir en ligne, et s'asseoir bien droit sur des tabourets en plastique, indique Ospan. Lors de l'un de mes derniers interrogatoires, ils m'ont dit que je n'étais pas en prison mais dans un centre d'éducation professionnel. On m'a dit que je n'étais pas un criminel, qu'on m'avait juste appris des choses, c'est pourquoi je ne devrais pas être effrayé mais plutôt heureux.»

Ospan esquisse un rare sourire, et poursuit: «À ce moment-là, je leur ai demandé mon certificat d'études, et les papiers pour attester que je n'étais pas un criminel. Je leur ai dit qu'en retournant au Kazakhstan, il faudrait bien que je prouve aux autorités que je n'étais qu'un étudiant. Évidemment, ils ne m'ont rien donné.»

La prison hors les murs

Sortir des camps, ce n'est pas pour autant regagner sa liberté. La plupart des rescapés doivent encore passer plusieurs mois, parfois plusieurs années, en résidence surveillée, dans leur comté natal. Parfois chez leurs parents, parfois dans un immeuble spécialement aménagé par les autorités locales, ils se doivent de poursuivre le manège de la grande guérison communiste, et se prêter à des mises en scènes filmées tantôt par la police, tantôt par les agences de presse gouvernementales, pour montrer à quel point leur vie est vertueuse et joyeuse désormais, et débarrassée de toute pensée anti-chinoise.

Quand elle parvient enfin à quitter l'usine de travail forcé où elle devait coudre les uniformes de son précédent centre de détention –ultime voie de réinsertion pour fermer la boucle–, Dina ne peut qu'éprouver un malaise, toujours pétri des incertitudes auxquelles on l'a habituée: «Quand j'ai été libérée, je ne savais pas si j'étais libre ou non, je ne ressentais rien.» Directement convoyée vers la station de police locale, elle doit passer la nuit à écrire un rapport, pour chanter les louanges du PCC.

Dina et sa machine à coudre dans sa nouvelle maison au Kazakhstan, le 15 janvier 2023. | Robin Tutenges

«Ils ont rassemblé tous mes proches au village, et m'ont dit que je devais remercier le Parti, le gouvernement et le pays pour tout ce qu'ils avaient fait pour moi. J'ai remercié la Chine de m'avoir offert une bonne éducation et d'avoir changé mon esprit, car j'étais sur un mauvais chemin. J'ai dit qu'auparavant j'étais nationaliste, sur la voie du terrorisme, mais que je n'avais plus ces mauvaises pensées, et que j'étais désormais une citoyenne obéissante. En lisant ce rapport, je ne pouvais m'empêcher de pleurer, je pleurais, je pleurais et je lisais», se rappelle-t-elle.

Surtout, elle se rappelle de l'absence de réaction de ses proches: «Personne ne m'a dit quoi que ce soit, ou ne m'a montré sa joie de me voir, personne ne m'a saluée. Ils m'ont seulement écoutée, puis sont repartis chez eux. Pendant ces onze mois passés en camp de concentration, mes proches étaient sous pression, on leur répétait que j'étais une criminelle, que j'avais fait de mauvaises choses. Peut-être qu'ils l'ont cru, peut-être qu'ils avaient peur d'être eux-mêmes en danger. Quand ils sont repartis sans me dire un mot, j'ai pleuré.»

Rappelée quelques mois plus tard par les autorités pour devenir à son tour professeure de couture dans son ancienne usine et voyant le piège se refermer sur elle à nouveau, Dina parvient à s'échapper du Xinjiang après avoir obtenu une permission d'une semaine pour aller rendre visite à son vieux père malade au Kazakhstan. En partant, elle met le feu à son atelier. «J'étais tellement en colère, je ne voulais rien laisser au gouvernement chinois», explique-t-elle en riant. Depuis, son compte bancaire a été bloqué, et les autorités ont estimé sa dette à 70.000 yuans (soit plus de 9.600 euros), qu'ils ont reportée sur son oncle, toujours au Xinjiang, et qu'elle espère pouvoir rembourser un jour.

Chez les rescapés des camps, la terreur instillée pendant la détention est tenace. Si beaucoup ont peur pour leurs proches restés au pays, d'autres craignent encore pour leur sécurité, même après avoir traversé la frontière pour trouver refuge au Kazakhstan, ce dernier continuant d'entretenir des relations cordiales avec la Chine.

Un homme marche seul sous la neige dans les rues d'Almaty, au Kazakhstan, le 31 décembre 2022. | Robin Tutenges

Alors que le 31 août 2022, l'ONU se prononçait enfin sur le sujet pour évoquer la possibilité de crimes contre l'humanité perpétrés par le régime de Xi Jinping envers les Ouïghours et les autres minorités ethniques musulmanes de la région du Xinjiang, l'impunité persiste; les victimes de cette vaste entreprise de soumission demeurent pour la plupart sans ressource, et condamnées au silence de la peur. Si la Chine a commencé à fermer la plupart de ses camps de rééducation en 2020 à la suite des pressions internationales, on estime que près de 300.000 personnes demeurent à ce jour encore enfermées dans les prisons du Xinjiang.

*Pour des raisons de sécurité, certains noms ont été changés, la plupart des survivants ayant toujours des proches au Xinjiang.

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