Au Kazakhstan.
Medina a déjà retourné toute la maison quand elle met enfin la main sur le précieux trésor, qu'elle tend fièrement à sa mère: un album de famille, où ont été conservées avec soin les photos de Mohamet Ali Zubuyed, son père, soudainement disparu en mai 2017.
«Un mois plus tôt, il était retourné à Kachgar, au Xinjiang, pour renouveler son visa et pouvoir ensuite nous rejoindre», explique son épouse Aigul Suiebekova, installée dans la banlieue nord d'Almaty, l'ancienne capitale du Kazakhstan. Du jour au lendemain, ce père de famille qui avait l'habitude d'appeler ses enfants trois à quatre fois par jour pour prendre des nouvelles cesse tout contact.
Sans laisser de traces
«J'étais inquiète à son sujet. J'ai appelé directement ses parents, mais ma belle-mère m'a rétorqué de ne plus les appeler. Un peu plus tard, j'ai croisé l'un de ses proches, qui m'a dit qu'il était inutile de le chercher, car son propre frère aîné était aussi en prison, et qu'on ne pouvait trouver d'informations sur les disparus», raconte Aigul.
Medina regarde, le 8 janvier 2023, des photos d'elle petite et de ses parents, dernière trace matérielle de son père aujourd'hui enfermé dans un centre de détention chinois. | Robin Tutenges
L'histoire de Mohamet Ali ressemble à celle de centaines de milliers d'autres Ouïghours et minorités ethniques du Xinjiang, arrêtés par le régime chinois et mis dans des centres de détention, des «camps de rééducation» ou des prisons. Derrière eux, ce sont des familles entières qui chavirent, plongées dans l'angoisse et l'attente de nouvelles qui ne viennent plus.
Parfois, il s'écoule près d'un an avant que les familles des disparus ne puissent localiser leurs proches, sans toujours avoir une idée précise de ce qui leur est arrivé. C'est le cas de Saliman Yesbolat, dont le père, Yesbolat Tolenuly, citoyen chinois d'ethnie kazakhe, a été écroué en novembre 2021, et qui n'a appris qu'à l'automne dernier qu'il avait été condamné à dix ans de prison dans le comté de Ghulja[1]. Ses crimes seraient d'être allé à la mosquée en public, accompagné de Ouïghours, de porter la barbe, et de pratiquer le namaz, la prière musulmane.
Le dernier souvenir que Saliman conserve de son père, c'est un message vocal, dans lequel il lui raconte que des policiers chinois font pression sur lui pour qu'il dénonce les activités de ses coreligionnaires ouïghours, et lui demande de lui envoyer des lettres d'invitations pour pouvoir la rejoindre au Kazakhstan.
Saliman Yesbolat ne peut retenir ses larmes en écoutant le dernier message vocal de son père, envoyé peu de temps avant d'être envoyé en prison chinoise. | Robin Tutenges
Parler à mots couverts
Les ruptures sont brutales, et condamnent l'ensemble des familles à la défiance et au silence. «Tous mes proches au Xinjiang ont peur de me contacter. Même ma mère m'a bloquée sur WeChat. Parfois, elle me débloque, et me demande seulement comment vont les enfants», regrette Saliman.
De temps en temps, des bribes d'informations parviennent à filtrer par moyens détournés. Après l'arrestation de son épouse ouïghoure par les autorités chinoises le 17 mars 2017, Sadirzhan Ayupov a reçu pendant trois mois des appels d'un numéro inconnu. «Elle m'appelait sur le téléphone d'une infirmière, c'est comme ça que j'ai compris qu'elle était retenue dans un hôpital. Après, elle a été envoyée dans un camp de rééducation, et nous n'avons plus eu de nouvelles.»
Ce n'est qu'en 2019 que son épouse, Miyessar Muhedamu, refait surface, à la faveur d'un témoignage publié par Sadirzhan auprès de la Uyghur Transitional Justice Database, qui aurait permis de faire pression. Depuis, les nouvelles arrivent au compte-gouttes, et il s'est déjà écoulé jusqu'à neuf mois entre deux messages; mais ceux-ci ont le mérite d'exister.
«Elle m'a dit qu'elle avait été dans un camp de rééducation, et qu'elle avait été libérée. Quand je lui demande la raison de son arrestation et ce qu'elle a subi là-bas, elle ne répond pas. Elle ne me dit rien, elle répète toujours que tout va bien», se lamente Sadirzhan. Récemment pourtant, Miyessar lui a fait savoir qu'elle souffrait de problèmes gynécologiques, et que sa mère avait été condamnée à dix-neuf ans et six mois de prison pour s'être rendue en Égypte –l'un des vingt-six États considérés comme terroristes par le régime chinois.
Une vidéo envoyée depuis le Xinjiang par Miyessar Muhedamu (à gauche) à son mari Sadirzhan Ayupov (à droite, le 10 janvier 2023), un Ouïghour originaire du Kazakhstan. | Robin Tutenges
Vivre dans l'attente et l'absence
Des deux côtés, l'incertitude quant à ce qui est arrivé, arrive ou pourrait arriver, alimente une paranoïa permanente, que le contexte de la pandémie de Covid-19 a encore exacerbée. Pour les habitants du Xinjiang et leurs proches à l'étranger, le doute a contaminé tous les espaces de la vie quotidienne et sociale, et se noue à une part de fantasme: en l'absence d'informations fiables, on ne peut qu'imaginer, souvent, le pire.
Saliman, qui sait son père de 64 ans en mauvaise santé, a peur qu'il ne meure avant de pouvoir sortir de prison. Aigul, qui reçoit des nouvelles de Mohamet Ali une fois par mois depuis sa libération en octobre 2017, ne parvient pas à savoir si le travail qu'il effectuerait dans une usine de textile non loin de Pékin est forcé ou volontaire. Medina, à 10 ans, pleure tous les soirs en attendant le retour de son père.
«Nous sommes seuls depuis six ans maintenant, c'est très difficile de continuer sans lui. Je suis fatiguée de son absence, et il manque terriblement aux enfants. Quand il fait un appel vidéo avec eux, il met un doigt sur sa bouche pour qu'ils sachent qu'il ne faut pas parler de sa situation, mais seulement des choses positives», soupire Aigul, le pensant sur écoute. Restée sans ressources après la disparition de son époux, cette dernière a dû prendre un travail de nourrice et survit grâce au soutien de son frère et de sa mère, venue habiter chez elle: le déclassement est aussi l'une des constantes chez les rescapés des camps et leurs familles.
Une famille prie ensemble depuis le Kazakhstan, le 15 janvier 2023, à la mort d'un de leurs proches, décédé au Xinjiang, en Chine. La frontière entre les deux pays étant fermée, ils ne peuvent rapatrier le corps du défunt. | Robin Tutenges
Sadirzhan, lui, a dû renoncer à son travail d'imam dans une mosquée d'Almaty pour devenir taxi dans la ville rurale de Shelek, plus à l'est, ce qui lui permet d'être auprès de ses trois enfants, Fatima, Muslim et Ilzat. «Dieu merci, j'ai réussi à élever mes enfants sans leur mère. J'ai connu des jours tragiques, c'était très dur, je suis toujours triste, mais j'essaye de m'en sortir. La pire chose que mes enfants ont à subir, c'est de grandir sans être éduqués et soutenus par leur mère. Son absence influence leur psychologie, c'était difficile pour eux parfois de s'exprimer. Mais le temps passe, et maintenant ils me comprennent davantage», estime-t-il, avant d'ajouter: «Je connais des vieilles personnes qui me conseillent d'oublier tout ce qu'il se passe. Elles me disent d'oublier ma femme. Cette situation n'a pas de sens.»
Répandre la terreur
Même après leur libération, les victimes des camps restent sous étroite surveillance et font l'objet d'intimidations des autorités chinoises. Chacun de leurs gestes est contrôlé, on les contraint souvent à effectuer des tâches patriotiques ou du travail forcé, et surtout, elles savent qu'un mot de travers peut suffire à condamner le reste de leur famille. Le régime chinois a bien compris qu'en reconduisant la logique de la surveillance de tous par tous, il pouvait parvenir à mater les velléités contestataires, et créer une population aussi obéissante que terrifiée.
«Quand je ne connaissais pas les politiques génocidaires du gouvernement chinois, je voulais devenir membre du Parti communiste, se souvient Saliman, mi-amusée mi-désolée. Je n'ai compris cela qu'après avoir donné naissance à mon premier enfant, à l'été 2016. J'étais alors chez mes parents, dans le village de Kebokeyuzi, et près de 1.000 habitants ont été envoyés dans un camp de rééducation tôt le matin, pour en revenir le soir même. Ils ont seulement laissé les vieillards, les malades, et les gens comme moi qui venaient d'avoir un bébé. Quand mes parents sont rentrés à la maison, ils m'ont parlé de la loi chinoise, de nos droits, de nos devoirs et de nos interdits. C'était le début.»
Saliman Yesbolat et le contrat de mariage de ses parents, dont le père, Yesbolat Tolenuly, a été arrêté en Chine. Le 9 janvier 2023. | Robin Tutenges
Deux ans plus tard, Saliman est harcelée par la police chinoise pour écrire des rapports sur les Ouïghours qui habitent l'immeuble où elle s'est installée avec son époux. «Ceux qui vivaient au premier étage étaient pauvres et avaient besoin de l'aide de l'État, peut-être qu'il était plus simple de les envoyer en camp de rééducation que de leur verser une aide. J'ai prétexté que je devais m'occuper de mon bébé pour y échapper. Après mon troisième refus, ils nous ont ordonné d'aller lever le drapeau chaque lundi; et le mercredi et le vendredi, on devait aller étudier le chinois dans une salle au rez-de-chaussée de notre immeuble. On avait peur de finir dans un camp, alors on est partis au Kazakhstan», raconte-t-elle.
Mais si certains parviennent à s'échapper du Xinjiang, les méthodes d'endoctrinement du Parti communiste chinois demeurent extrêmement efficaces. Aikamal Rashibek a ainsi vu son mari, Kerimbek Bakytali, sombrer dans une terreur pathologique, en même temps qu'il versait dans l'idolâtrie du régime chinois, lui qui autrefois s'était illustré dans sa critique virulente et avait pour seul désir de quitter la Chine pour s'installer au Kazakhstan avec sa famille.
Endoctriner à l'usure
Par deux fois, Kerimbek a brusquement disparu après avoir traversé la frontière chinoise. «C'était en mai 2016, on ne savait rien des politiques génocidaires du gouvernement chinois à l'époque. Mon mari est tombé malade au Xinjiang, son comportement était étrange, et ses proches ont décidé de l'emmener à l'hôpital pour faire un examen. Il a été envoyé dans un hôpital psychiatrique pendant un mois. Je ne sais pas vraiment ce qui lui est arrivé. Quand il est rentré à la maison, il a subitement commencé à dire qu'il ne voulait pas retourner au Xinjiang, car s'il y allait, il serait battu par électrochocs et renvoyé à l'hôpital psychiatrique», raconte Aikamal, qui soupçonne que la dégradation de sa santé mentale soit la conséquence de violences subies là-bas.
Aikamal Rashibek et ses trois enfants, au Kazakhstan, le 3 janvier 2023. | Robin Tutenges
Pourtant, en janvier 2017, alors que Kerimbek est retourné vivre à Taldykorgan, au Kazakhstan, sa mère l'appelle pour lui faire savoir que les autorités chinoises menacent de suspendre sa pension de professeur s'il ne rentre pas en Chine. «On ne pouvait pas survivre sans cela, il n'avait pas de travail au Kazakhstan, donc il a décidé d'y aller. Il m'a dit qu'il me tiendrait au courant de tout ce qui arriverait, mais il a traversé la frontière, et je n'ai eu aucune nouvelle de lui pendant un an.»
Ce n'est qu'en juillet 2019 qu'il parvient à revenir sur le sol kazakh, mais Kerimbek n'est plus le même. «Quand il est rentré, il ne m'a rien dit sur ce qu'il avait fait l'année de sa disparition. Il était très instable, toujours nerveux, et se mettait en colère dès que je posais des questions. Il n'arrêtait pas de répéter qu'il haïssait le Kazakhstan et qu'il voulait rentrer en Chine avec les enfants pour qu'ils reçoivent une éducation chinoise», poursuit Aikamal.
Apprenant qu'elle avait témoigné auprès d'Atajurt, une association kazakhe d'aide aux victimes des politiques répressives chinoises menées au Xinjiang, il l'agonit d'injures et l'accuse d'avoir commis de mauvaises actions contre la Chine. Depuis, Kerimbek est parti vivre chez son frère à Almaty, et ressasse son désir de retourner en Chine pour de bon.
Une route kazakhe en direction de la Chine, à une centaine de kilomètres de la frontière, le 9 janvier 2023. | Robin Tutenges
Garder mémoire
La question de l'éducation des enfants et de la transmission des traditions culturelles, qu'elles soient ouïghoures, kazakhes, ou d'autres minorités ethniques du Xinjiang, est récurrente chez les familles séparées. «Ici, tant qu'on n'interfère pas dans la politique du gouvernement kazakh, on peut vivre comme on veut, mais au Xinjiang, tout est banni, on ne peut rien faire. C'est donc très important pour nous d'essayer de protéger la culture ouïghoure, affirme Sadirzhan. C'est présent dans toutes nos célébrations, lors des mariages, des funérailles… On préserve nos traditions, on parle ouïghour, on construit des écoles ouïghoures, pour garder cette culture vivante.»
Mais l'éloignement crée aussi de l'effacement, et il n'est pas toujours évident de maintenir un lien avec ce qui menace de disparaître à petit feu. Aigul, née en Ouzbékistan mais d'ethnie kazakhe, sait à quel point il est difficile pour son mari ouïghour de porter son propre héritage: «C'est dur pour lui de parler encore de culture ouïghoure, mais parfois, il s'autorise à exprimer ses rêves. Il a déjà dit à sa fille que peut-être, un jour, il lui serait possible de venir au Xinjiang, pour voir comment est la vie là-bas.»
En attendant, la vie ici semble bien étrange pour ces familles clouées dans l'attente perpétuelle du retour de leurs proches: alors que le monde autour d'elles suit son cours, dans un Kazakhstan globalement indifférent au sort de ses compatriotes de l'autre côté de la frontière, il faut bien continuer à vivre, tout en luttant contre l'oubli.
1 — Après avoir produit un premier témoignage vidéo auprès d'Atajurt le 19 novembre 2021, Saliman Yesbolat a appris que la peine initiale de son père avait été réduite à quatre ans d'emprisonnement. Retourner à l'article