Au Kazakhstan.
Quand elle pousse la porte du bureau d'Atajurt en cette froide après-midi de janvier, Kumiskhan Baban est aussi effacée que déterminée. C'est déjà la dixième fois qu'elle vient ici pour enregistrer une plainte concernant son frère cadet, Qalisbek Baban-Uly, et sa belle-sœur, Kausar Giminkhankyzy, dont elle ne reçoit plus aucune nouvelle depuis trois mois. Tous deux ont été enfermés dans des prisons chinoises, au Xinjiang. L'un a écopé d'une peine de cinq ans pour avoir récité des poèmes kazakhs; l'autre, d'une peine de huit ans, pour en avoir étudié.
À côté d'elle, Karima prend scrupuleusement des notes et demande parfois quelques précisions sur une date, un lieu, qui lui permettront de reconstituer les trajectoires des disparus. Des histoires semblables, elle en a déjà entendu des centaines: chacune se présente comme un puzzle qu'il faut patiemment reconstituer, en essayant d'obtenir des informations auprès des fréquentations des victimes ou des autorités kazakhes et chinoises, souvent avares en renseignements.
Réprimer en silence
Depuis le début de la violente répression chinoise envers les minorités ethniques du Xinjiang amorcée en 2014, un silence de plomb s'est peu à peu répandu dans la région: partout, la peur de s'exprimer, de révéler quelque chose, d'être entendu par la mauvaise personne a gagné les habitants.
Kumiskhan Baban a apporté à Atajurt, association kazakhe de lutte pour les droits humains, des documents avec les informations de la disparition de son frère cadet, Qalisbek Baban-Uly (à gauche), et sa belle-sœur, Kausar Giminkhankyzy. Le 7 janvier 2023 à Almaty, au Kazakhstan. | Robin Tutenges
C'est par hasard, alors qu'un ami lui rendait visite au Kazakhstan, que Kumiskhan a appris l'arrestation de son frère, en décembre 2019. Ses parents étaient soulagés qu'elle l'apprenne enfin, eux qui avaient reçu l'ordre de ne pas en parler, ou qui avaient peur, ou qui... C'est comme ça que s'installe la terreur: en grignotant toute certitude.
«La répression fonctionne aussi par l'intimidation. Beaucoup d'habitants du Xinjiang disaient: “Ils peuvent emporter n'importe lequel d'entre nous, à n'importe quel moment, mais ils ne peuvent pas arrêter tout le monde”… Certes, mais ils peuvent arrêter une grande partie de la population, et voulaient montrer qu'ils avaient les capacités de le faire. L'idée est de briser toutes les structures de résistance au gouvernement, ce qui explique pourquoi le régime a arrêté et condamné à de lourdes peines beaucoup d'intellectuels: ils proposaient une alternative à la modernité chinoise», commente Rune Steenberg, anthropologue spécialiste du Xinjiang.
Briser ce silence est rarement chose facile pour les victimes directes de la répression ou leurs proches: ce faisant, tous s'exposent aux représailles du régime chinois. Si on ne peut arrêter le fils, on arrêtera la mère, et si la sœur partie à l'étranger fait trop de bruit, on rendra visite à son oncle resté au pays. Dans ce contexte, témoigner publiquement relève plutôt du pari. Celles et ceux qui le font à visage et à nom découverts espèrent faire pression sur les autorités et permettre de bouger les lignes… au risque d'un retour de bâton.
Militer malgré tout
Ce risque, ils ont été de plus en plus nombreux à le prendre, à mesure que l'ampleur de la répression chinoise a été dévoilée. Au Kazakhstan, il est un nom que tous les rescapés connaissent: Serikzhan Bilash. Cet activiste, cofondateur de l'association de lutte pour les droits humains Atajurt, a été l'un des premiers à mobiliser l'attention publique sur les soupçons de crimes contre l'humanité perpétrés par le régime chinois au Xinjiang.
Kumiskhan Babana (à droite) parle avec Karima Abdrakhmanova (à gauche) dans le bureau d'Atajurt Partiasy, le 7 janvier 2023 à Almaty, au Kazakhstan. | Robin Tutenges
C'est à son initiative qu'Atajurt commence à publier sur une chaîne YouTube des témoignages vidéo de personnes demandant la libération de leurs proches, puis des premiers rescapés des camps. Visionnées par des dizaines de milliers d'internautes, ces vidéos circulent aussi auprès des autorités chinoises, qui ne tardent pas à réagir: peu à peu, les téléphones des disparus se remettent à sonner, des visites au parloir sont accordées et, dans le meilleur des cas, des libérations sont anticipées.
Mais ces concessions ne vont pas sans une contre-attaque. Devenu la bête noire des gouvernements tant chinois que kazakh, Serikzhan Bilash est arrêté puis contraint à l'exil en 2019, tandis que les bureaux d'Atajurt subissent un raid des autorités kazakhes, entraînant la disparition de plusieurs milliers d'archives. L'association connaît alors une scission: une partie des militants accepte de collaborer avec le KNB (les services de renseignement) pour obtenir un statut légal d'organisation et poursuivre ses activités sans se mêler de politique intérieure, tandis qu'une autre refuse de prêter allégeance au gouvernement kazakh et fonde une branche dissidente, qui tâche depuis de se constituer en parti d'opposition: Atajurt Partiasy.
Une lutte de terrain
Pour Karima Abdrakhmanova, il est impossible de penser une lutte contre le régime chinois qui serait décorrélée d'une lutte contre les pratiques du régime kazakh: «Si on ne fait rien pour changer le système politique de notre pays, ça ne sert à rien de se battre pour aider les gens au Xinjiang, assure-t-elle. Ces deux États sont des dictatures, et marchent main dans la main parce qu'ils ont un fort partenariat économique. Nos propres leaders ne nous protègent pas, et sont incapables de sauver les Kazakhs de l'autre côté de la frontière.»
Karima Abdrakhmanova, membre d'Atajurt, écoute une note vocale sur son téléphone, en banlieue d'Almaty, au Kazakhstan, le 9 janvier 2023. | Robin Tutenges
À 60 ans, cette ancienne professeure d'anglais consacre toute son énergie à retrouver la trace des Kazakhs enfermés au Xinjiang, et à se battre contre la répression politique qui sévit au Kazakhstan même. Du matin au soir, Karima jongle entre ses deux téléphones et sillonne le pays tantôt en bus, en taxi, en train ou en avion, afin de rencontrer des victimes de la répression chinoise, et d'essayer de leur fournir une assistance. «Le Xinjiang est devenu une prison à ciel ouvert. À Atajurt, on est des combattants de la liberté», lance-t-elle.
Karima ne manque pas une occasion de sensibiliser les personnes qu'elle croise sur ces sujets: dans un train couchette, à l'arrière d'un taxi, la discussion s'engage et mène rapidement aux espoirs d'un avenir démocratique, et à la solidarité entre les peuples –le Kazakhstan ayant connu plusieurs vagues migratoires, il est constitué de nombreuses minorités ethniques. C'est par la société civile qu'un changement pourrait advenir, Karima en est convaincue, elle qui poursuit un travail de fourmi pour faire exister les victimes dans la sphère publique, et pour faire reconnaître la responsabilité de leurs bourreaux dans le but que cesse l'impunité.
David, Goliath et Goliath
Avec une vingtaine de militants actifs et quelque 500 adhérents répartis sur tout le territoire, Atajurt Partiasy semble minuscule face aux deux géants kazakh et chinois; et pourtant, ce sont plusieurs milliers de familles qu'ils ont contribué à sauver par leurs actions –on estime que 2.000 à 3.000 Kazakhs du Xinjiang ont pu venir au Kazakhstan–, lesquelles suffisent à crisper les deux régimes.
Des installations lumineuses dans les rues d'Almaty, au Kazakhstan, le 30 décembre 2022. | Robin Tutenges
«Parfois, la police convoque certains de nos membres pour les interroger, ou le KNB nous envoie des espions pour essayer d'obtenir des informations. D'autres fois, on remarque qu'on est surveillés, en particulier lors de dates symboliques comme les célébrations du PCC, ou le 5 janvier [qui marque l'anniversaire de la révolte de 2022 survenue au Kazakhstan, ndlr]. Ils postent des voitures de police ou des véhicules banalisés devant chez nous, avec des agents habillés en noir de la tête aux pieds. Ils ont peur qu'on aille manifester», s'amuse Karima.
Mais à la fin de la journée, quand sonne le réveil qui indique qu'il est l'heure d'aller se coucher, Karima est fatiguée de cette tension permanente, à laquelle s'ajoute la pesanteur de témoignages dont la brutalité lui est devenue quotidienne, mais jamais habituelle. «J'ai l'impression d'être tout le temps sous un microscope», soupire-t-elle. Demain, il faudra continuer: «Je ne peux pas ne pas le faire… C'est une responsabilité qu'on a envers toutes les victimes.»
Le double jeu du Kazakhstan
Si le Kazakhstan facilite les procédures d'obtention de permis de résidence ou de la nationalité kazakhe pour les rescapés du Xinjiang qui parviennent à quitter la Chine, aucune parole officielle n'est venue dénoncer les politiques répressives qui ont cours dans la région, et qui touchent de nombreux Kazakhs ayant la nationalité chinoise. Dépendant financièrement de la Chine, le pays ne peut se permettre de critique trop frontale.
Karima d'Atajurt rencontre un rescapé des camps chinois et sa femme pour recueillir leur témoignage. Kazakhstan, le 3 janvier 2023. | Robin Tutenges
«Le Kazakhstan ne reconnaît officiellement pas la répression, mais permet aux personnes d'ethnie kazakhe de ne pas avoir à fournir d'extrait de casier judiciaire lorsqu'elles passent la frontière, et leur propose un statut de rapatriés, qui leur ouvre ensuite toutes les portes pour s'installer ici», explique Aina Shormanbaeva, avocate versée dans la défense des rescapés du Xinjiang et de leur famille. Elle pointe toutefois la vaste corruption des services de l'immigration kazakhe, qui vient allonger et rendre les procédures beaucoup plus coûteuses pour celles et ceux qui se trouvent démunis face aux administrations kafkaïennes gérant la frontière comme un tournoi de ping-pong.
Mais pour les personnes qui ne sont pas d'ethnie kazakhe ou qui ont dû traverser la frontière illégalement, ces démarches deviennent un véritable parcours du combattant, sans aucune assurance de succès, et avec la menace d'une nouvelle déportation vers la Chine. «En théorie, il existe légalement un statut de réfugié politique, mais personne ne l'a jamais obtenu, assure Shormanbaeva. Ces personnes peuvent être enregistrées comme demandeuses d'asile, mais cela reste extrêmement difficile, et elles finissent par quitter le Kazakhstan assez rapidement. Pour les Ouïghours, l'oppression ne finit jamais.»
Sortir des camps
Depuis 2017, à travers l'International Legal Initiative (ILI) dont elle est la présidente, Shormanbaeva a commencé à enregistrer et envoyer des plaintes au ministère des Affaires étrangères kazakh pour plaider le rapatriement de personnes retenues au Xinjiang contre leur gré. Au total, plus de 250 dossiers ont été défendus, dont près de la moitié a abouti, parfois après de longues années d'attente et de nombreuses relances.
Karima cherche son chemin pour se rendre chez un rescapé des camps chinois afin de recueillir son témoignage. Kazakhstan, le 10 janvier 2023. | Robin Tutenges
La plupart du temps, c'est en faisant appel au droit international, et notamment à l'article 9 de la Convention relative aux droits de l'enfant sur les familles séparées, ratifié par la Chine, que les plaignants peuvent espérer obtenir gain de cause: «L'idée est de ne pas se positionner sur un terrain politique, mais d'en faire un enjeu humanitaire en mobilisant les droits des familles et les droits des femmes. Ça a marché dans les négociations, sans doute parce qu'il était plus facile de présenter les dossiers sous cet aspect auprès des autorités chinoises, en soutenant que les familles devaient être réunies», explique Shormanbaeva.
Si cette méthode peut fonctionner pour rapatrier des personnes détenues dans des camps de rééducation, soumises à du travail forcé ou privées de leur passeport, elle se révèle cependant inefficace pour celles ayant été condamnées à des peines de prison par l'État chinois. «Dans cette situation, on dépose des plaintes, mais les autorités kazakhes ne peuvent rien faire: il leur est impossible de faire appel aux décisions de justice chinoises. Ces gens n'ont d'ailleurs pas eu accès à des avocats, et n'ont pas eu droit à des procès justes. On ne sait pas comment les aider», déplore l'avocate.
Alors que l'ILI plaide pour la reconnaissance de crimes contre l'humanité commis par le régime chinois dans la région du Xinjiang –ce qui selon Shormanbaeva permettrait d'englober les accusations de génocide portées par une partie de la communauté scientifique, et de l'étendre aux autres minorités ethniques touchées–, l'inertie du Kazakhstan et les poussives déclarations de la communauté internationale ont permis jusqu'à présent la poursuite de ces pratiques.
La fille d'un rescapé des camps chinois désormais réfugié au Kazakhstan regarde la télévision, le 3 janvier 2023. | Robin Tutenges
«Nos États sont très bons pour collaborer dans la répression. On peut dire que la Chine est parvenue à importer sa répression en Asie centrale: surveillance, violations des droits humains… Les méthodes sont les mêmes», estime Shormanbaeva. Pour elle, seule une juridiction pénale internationale à vocation universelle serait susceptible de mettre un terme à cette impunité. Mais dans le vide juridique actuel, ce sont encore les activistes locaux et la pression médiatique portée par la presse internationale qui permettent, au cas par cas, la libération de victimes de la répression chinoise.