À Bekbolat (Kazakhstan).
Nurzhan ne cesse de s'activer d'un bout à l'autre de la grande tablée pour s'assurer que ses invités ne manquent de rien. Quand elle s'absente un instant à la cuisine, c'est son époux qui prend le relais et veille à remplir les tasses de thé, exhortant les convives à reprendre encore un peu de cheval, cuisiné pour l'occasion. Avec l'hiver vient la saison du sogym basy, cette tradition kazakhe qui commence en novembre et dure jusqu'à Norouz –le Nouvel An persan–, pendant laquelle chaque foyer invite tour à tour le voisinage pour partager la viande stockée pour l'hiver.
Quand l'un des invités sort sa dombra, le silence se fait peu à peu dans l'assemblée et tout le monde écoute la musique avec émotion: c'est un chant sur la nostalgie du village natal, qui dit le manque de la patrie, de ses paysages, du chant des animaux, du goût du thé préparé par la mère. Autour de la table, tous ont quitté la terre de leur enfance pour rejoindre ce qu'ils appellent leur «mère patrie»: nés au Xinjiang, de nationalité chinoise mais d'ethnie kazakhe, ils ont fui sur plusieurs générations différentes vagues de répression chinoise pour se réfugier au Kazakhstan.
Nurzhan finit d'apporter la nourriture sur la table, alors que les invités commencent à arriver dans sa maison du village de Bekbolat, au Kazakhstan, le 13 janvier 2023. | Robin Tutenges
En transit
À Bekbolat, petit village du sud-est du Kazakhstan, adossé à la chaîne de montagnes de l'Alatau kirghize, on compte une centaine de familles originaires du Xinjiang. «C'était un peu difficile au début quand on est arrivés ici, car les Kazakhs étaient divisés en deux: certains avaient été occupés par les Chinois, d'autres par les Russes, donc il y avait des différences entre les deux cultures, et on avait des difficultés à communiquer, puisqu'on ne parle pas tout à fait la même langue: les Kazakhs locaux utilisent des mots russes, ce qui était très étrange pour nous», raconte Alikhan.
Ayant grandi dans la province de Tarbagataï, côté chinois, Alikhan est arrivé à Bekbolat au début des années 2000 pour trouver du travail, alors qu'il venait d'avoir 20 ans. En deux décennies, il a vu de plus en plus de Kazakhs du Xinjiang poser leurs valises ici, pour y fonder une famille ou la sauver.
«Tous ceux qui sont venus au Kazakhstan ces dernières années nous ont parlé de la situation difficile en Chine. Ils ont vu leur passeport être confisqué, certains ont été envoyés dans des camps de rééducation… Quand ils arrivent ici, ils ont peur de parler. Comme leurs proches sont toujours au Xinjiang, ils ne veulent pas toujours dire ce qui leur est arrivé», décrit Alikhan.
Un invité chante par-dessus les notes de sa dombra, un instrument de musique traditionnel, dans le petit village de Bekbolat, au Kazakhstan, le 13 janvier 2023. | Robin Tutenges
Mais avec le temps, la confiance s'installe et certains se laissent aller aux confidences: il y a ce frère, soudainement emporté par les autorités chinoises et que l'on n'a jamais revu; cette cousine, forcée de travailler à l'usine sans percevoir de salaire; ou soi-même, incarcéré dans un camp dit de «reconversion professionnelle» pendant un an, deux ans, enfin relâché au terme d'un long processus de «rééducation» ponctué de tortures physiques et psychologiques.
Les Kazakhs, à l'instar des autres minorités ethniques et religieuses du Xinjiang, comme les Ouïghours ou les Kirghizes, n'ont pas été épargnés par les politiques violemment répressives menées par le gouvernement de Xi Jinping dans la région depuis 2014. D'abord passées relativement inaperçues, dans la mesure où elles visaient principalement les imams, les militants nationalistes, les intellectuels et les artistes, les mesures coercitives et déshumanisantes du régime se durcissent au tournant de l'année 2016, pour s'abattre indifféremment sur l'ensemble des populations minoritaires.
Trouver refuge
Bolat, lui, a quitté le pays pile à cette période, échappant de justesse à la répression. «Les politiques du génocide, je ne les ai pas vues directement, car je suis venu au Kazakhstan assez tôt. En 2017, mon visa a expiré et je voulais rentrer en Chine pour le renouveler, mais mes proches m'ont dit que c'était trop dangereux», se souvient-il. Son émigration devient alors un exil.
Bekbolat, ici le le 13 janvier 2023, est située au pied de la chaîne de montagnes de l'Alatau kirghize, qui la sépare du Kirghizistan voisin. | Robin Tutenges
Peu à peu, les nouvelles qui lui parviennent du Xinjiang se tarissent, et laissent entrevoir le climat de terreur qui s'est installé dans la région: «Quand je parlais au téléphone avec des amis, ils ne pouvaient rien dire de ce qui arrivait, ou utilisaient des métaphores pour le faire, comme “les ânes sont envoyés en prison en ce moment” pour parler des Ouïghours.»
L'enjeu devient alors de faire sortir les gens du pays, dès que c'est possible. «La plupart de ceux qui sont venus à Bekbolat depuis le Xinjiang l'ont fait sur invitation de leur famille, de leurs amis, de leurs collègues ou de leurs camarades de classe», explique Alikhan, qui est d'ailleurs le cousin de Bolat et l'a aidé à s'intégrer à son arrivée. Par le bouche-à-oreille et des lettres de recommandation, les rapatriements s'organisent.
«Venir au Kazakhstan, c'est prévenir la destruction de notre nation. En Chine, les enfants kazakhs ne peuvent plus parler kazakh ni suivre les traditions kazakhes, toutes les écoles ethniques du Xinjiang ont été fermées. Ils subissent une assimilation forcée, or on ne veut pas être avalés par une autre culture: les Kazakhs veulent se sauver en tant que nation», insiste Alikhan.
Dans le village, la solidarité s'est organisée autour de cette expérience commune du déracinement et de la résistance à l'oppression. «On se soutient les uns les autres, et on a noué de forts liens d'amitié, poursuit Alikhan. Si quelqu'un a besoin d'aide, qu'elle soit financière ou émotionnelle, ou qu'il s'agisse d'organiser différents événements, comme des funérailles, on se rassemble pour trouver des solutions, partager nos difficultés, nos joies…»
Des habitants de Bekbolat issus du Xinjiang quittent la fête et remercient leur hôte du soir, le 13 janvier 2023. | Robin Tutenges
Briser le cycle de la violence
Imam Madi Toleukhan est, à 65 ans, l'un des doyens des réfugiés de Bekbolat. Il reçoit régulièrement la visite des autres habitants, qui viennent s'enquérir de sa santé et, parfois, discuter des nouvelles du Xinjiang.
«Si je vous raconte tout ce que j'ai vécu, ça ferait un gros livre», prévient-il, impassible. Son histoire, elle commence deux générations avant lui, avec l'incarcération et le supplice de son grand-père puis de son père, au moment de la révolution culturelle lancée en 1966 par Mao Zedong. Militants indépendantistes, partisans de la République du Turkestan oriental –qui recoupe peu ou prou la province chinoise du Xinjiang–, ses ancêtres sont, déjà à l'époque, considérés comme de dangereux dissidents qu'il faut mater et rééduquer.
«À la fin de la révolution culturelle, mon père a été relâché. Après, ce fut mon tour. J'ai été envoyé au travail forcé, car ils me considéraient comme un ennemi de la nation. L'une de mes sœurs a été tuée par les Chinois, qui l'ont battue jusqu'à lui casser le dos.» Imam Madi ne peut s'empêcher de tracer une continuité entre la répression meurtrière qui cible les «catégories noires» (propriétaires fonciers, intellectuels, contre-révolutionnaires…) sous Mao Zedong et la répression actuelle visant, sous Xi jinping, les minorités ethniques et religieuses.
S'il a fini par quitter le Xinjiang avec son épouse et ses deux enfants, c'est pour briser le cycle de la violence. «Quand je suis parti au Kazakhstan en 2002, la situation en Chine était meilleure qu'au Kazakhstan, on était plus riches là-bas. Je possédais un troupeau, mais j'avais peur pour mes fils et pour leur futur: je suis venu au Kazakhstan pour les sauver. Je ne voulais pas qu'ils soient la quatrième génération à souffrir du gouvernement chinois», relate Imam Madi.
Imam Madi Toleukhan (à droite) et son petit-fils Abderrahmane, le 16 janvier 2023. | Robin Tutenges
De fait, les années passant, ce sont ses proches restés au Xinjiang qu'il voit être arrêtés les uns après les autres, pour avoir effectué un pèlerinage à La Mecque ou simplement pratiqué le namaz, la prière musulmane. C'est de son beau-frère, passé par les camps, qu'il apprend tout: les tortures, les violences médicales, le bourrage de crâne, la surveillance permanente, le silence imposé… Lui aussi se reconnaît dans tout ça.
Une culture en exil
«Le gouvernement chinois mène une politique de long terme. Tous les cinquante ans, ils appliquent une politique de terreur contre les minorités ethniques du Xinjiang, estime Imam Madi. À la fin, ils ont décidé de nous effacer de la surface de la Terre, avec notre culture, notre langue…»
Alors, pour mettre en échec le régime à son échelle, il s'est mis en tête de reconquérir cette langue dont on l'avait longtemps privé: «Ils m'ont interdit d'aller à l'école, d'apprendre à lire et à écrire, car je suis un ennemi de la nation. Mais j'ai appris par moi-même. J'ai d'abord appris à écrire avec l'alphabet arabe et en venant au Kazakhstan j'ai appris avec l'alphabet latin, puis cyrillique.»
À défaut de pouvoir lutter frontalement contre une répression aux moyens colossaux, c'est finalement en faisant survivre leur culture et leurs traditions que les minorités ethniques persécutées parviennent à combattre la politique chinoise, qui entend éradiquer toute altérité non conforme au récit national édicté par le Parti. Et si pour ce faire, il faut laisser derrière soi les terres de l'enfance, qu'à cela ne tienne: c'est en exil que se reconstituera une communauté soudée.
Un homme marche sur la chaîne de montagnes de l'Alatau kirghize, surplombant le village de Bekbolat qui s'étend en contrebas, le 13 janvier 2023, au Kazakhstan. | Robin Tutenges
«Beaucoup de nos amis sont morts au Xinjiang, et leurs familles n'avaient pas le droit de faire des rituels là-bas, alors nous les faisons ici, décrit Bolat. On prie pour nos proches, on récite les sourates pour nos défunts, on va à la mosquée, car ceux qui sont toujours au Xinjiang ne le peuvent plus.»