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«Le gouvernement nous a fait exploser une bombe énorme dans la gueule»

Temps de lecture : 7 min

Le jour où le port de Beyrouth a été soufflé, raconté par les habitant·es de la capitale du Liban. Témoignage de David Hanna, 29 ans, libanais, quartier de Sin el-Fil.

Manifestation à Beyrouth le 8 août, quatre jours après l'explosion. | David Hanna
Manifestation à Beyrouth le 8 août, quatre jours après l'explosion. | David Hanna

David est producteur et photographe. Il a passé son enfance en Mauritanie et s'est installé à Beyrouth en 2015. Il habite à Sin el-Fil, dans la banlieue sud-est de Beyrouth. Au moment de l'explosion, il était dans un chalet de montagne, dans le Kesrouan.

Tout le monde a cru que la bombe était chez lui, là où il se trouvait. Ça a donné lieu à des situations d'incompréhension qui ont pu rendre le drame un peu plus drôle.

Moi j'étais dans le Kesrouan, je m'étais mis en maillot, je m'apprêtais à avoir une fin d'après-midi trop chillax. Je lance un appel avec trois potes juste pour dire des conneries. Une de nos amies s'excuse et raccroche. Quinze secondes après, on est en pleine conversation et j'entends des cris, un semblant de verre qui se casse et une femme qui gueule comme une tarée. Sur le coup, ça me fait limite rire, je me dis qu'ils sont en train de me faire une blague... Jusqu'au moment où je ressens l'explosion dans la montagne. Puisque j'ai déjà vécu l'assassinat de Rafiq Hariri, je sais comment ça se passe, les ondes de choc.

J'allume la télé, tout le monde est en panique, on attend les news. Aucune chaîne n'était sur le terrain, seule la TL retransmettait en direct depuis la maison du Premier ministre. Vu que tout le monde a ressenti l'explosion comme étant chez soi, ils ont cru qu'il y avait eu un attentat sur le Premier ministre, alors que ça n'avait rien à voir.

J'essaye d'appeler les gens avec mon téléphone portable mais ça marche pas. Au début, j'écoute les messages vocaux que ma sœur m'envoie, je comprends rien. La femme de ménage de mon grand-père m'appelle, elle parle à moitié en arabe et en anglais, et moi je comprends rien, j'entends ma mère en train de crier et de pleurer en arrière-plan, je lui dis de me repasser mon grand-père mais il est sourd, donc il comprend rien non plus, il me repasse ma mère, et elle est en panique parce qu'elle a cru que ma nièce de 4 mois qui était avec mes deux sœurs à l'ABC [centre commercial dont le dôme et certaines parties du bâtiment sont en verre, ndlr] était blessée.

À la seconde où je calme ma mère, la télé diffuse la première vidéo de l'explosion. Là, ma mère passe de la femme paniquée qui a été calmée à la femme ultra paniquée. Et moi je passe du mec en maillot qui dit «T'inquiète, tout va bien» au mec qui flippe sa race. Je reste scotché à la télé pendant un bon bout de temps puis je décide de descendre vers Beyrouth, parce qu'il fallait constater les dégâts de la maison.

«C'est mon mécanisme de défense, être à l'endroit qui me traumatise.»

Je suis descendu une heure et demie après. J'avais très peur de prendre la route, pensant que tout le monde à la montagne allait descendre et que les gens allaient rouler comme des malades. Au moment où je suis parti du chalet, je me suis dit qu'il fallait peut-être prévenir ma voisine, au cas où il y aurait des vols. Devant sa porte, j'entends des cris, je sais pas si elle rigole, si elle pleure, si elle a allumé la télé... Je me dis que c'est peut-être pas le moment. En fait, on lui avait annoncé le décès de son frère, un député phalangiste. L'explosion était tellement proche du QG que ça l'a tué. Son frère était un des seuls phalangistes un peu aimables, alors tout le monde était triste.

Dans les maisons, il y a eu pas mal de vols, ce qui rendait la tâche difficile: des volontaires venaient aider les personnes âgées, mais par manque de confiance, elles ne voulaient pas les laisser entrer.

Un homme se tient au milieu de sa maison détruite, deux jours après l'explosion, le 6 août 2020. | AFP

Une fois arrivé chez moi, je vois que toutes les vitres ont explosé. L'appart' de ma sœur a été totalement défoncé. Maintenant, tout le monde vit avec nous.

Le soir même, j'étais très tenté d'aller filmer le lieu de l'explosion. C'est mon mécanisme de défense, être à l'endroit qui me traumatise. Je l'ai pas fait parce qu'on a dit que c'était assez toxique. Malheureusement, ça a fixé ce sentiment d'irréalité. Jusqu'à aujourd'hui, j'arrive pas à croire ce qui s'est passé. «Ah, Beyrouth n'existe plus», c'est impossible de me mettre ça en tête.

Je descends à Mar Mikhael, et là je vois une énorme solidarité qui fait trop plaisir. En même temps, plein de jeunes remplissent et traînent leurs valises pour les jeter dans une voiture et partir. Ç'a été un gros moment de nostalgie, c'est comme le vieux pépé qui marche en Normandie et te dit: «Oh ici on a combattu avec mes amis», et t'arrêtes pas de pleurer, c'est un truc que tu pourras jamais montrer à tes enfants... Beyrouth ne va pas réexister, les anciens immeubles sont tous tombés. Les gens qui tenaient des restos ou des bars, depuis l'histoire du Covid, n'ont même pas pu vendre une bouteille d'eau.

Cette tristesse le matin était toujours très intense. Au début de la journée, c'était de l'énervement, une remise en question de tout ce qui est en train de se passer, de la révolution, tout ça. La colère, elle est venue petit à petit. Le lendemain de l'explosion, on t'annonce que pendant la nuit ils n'ont pas fait de recherches parce qu'il n'y avait pas d'électricité, pas de lumière. Rien que des détails comme ça, tu commences à t'énerver, t'énerver, t'énerver...

Hier [samedi 8 août, premier jour de manifestation, ndlr] j'ai rêvé d'attraper un flic et de lui tordre le cou comme les petits poulets quand tu veux les tuer. À la manif', les gens disaient: «Ce n'est pas une révolte, c'est une révolution», chose qu'on peut trouver assez ironique parce que c'est ce qu'ils disaient déjà en octobre. Mais la différence, c'est que cette fois, on n'a pas voulu avoir de musique. Les gens ont dit: «Ok, on n'est pas là pour faire un festival ou un pique-nique, on est là pour changer le gouvernement.»

Le gouvernement nous a fait exploser une bombe énorme dans la gueule, nous a tous détruits, tués ou blessés, et aujourd'hui on est là pour lui rendre la pareille, pour obtenir justice. On a essayé de vous dire que vous étiez des connards, vous nous avez pas écoutés, alors maintenant on va vous traiter comme des connards. D'ailleurs le même jour, j'ai vu un ministre et le gouverneur de Beyrouth se faire lyncher par des centaines de personnes, ils ont couru comme jamais avec leurs gardes du corps.

Là, on est en état d'urgence, donc c'est l'autorité militaire qui prend le dessus. Pendant la manif', soudainement les militaires ont dit aux pompiers de jeter de l'eau sur les manifestants. Évidemment, les pompiers, dégoûtés par la débilité du gouvernement qui a envoyé vingt d'entre eux mourir en mode Tchernobyl, ils ont refusé. Moi, j'étais avec des gens qui se sont pris plein de petits projectiles de plomb dans le dos, et avec l'adrénaline, ils étaient même pas au courant qu'ils avaient été touchés.

«Pendant la nuit, ils n'ont pas fait de recherches parce qu'il n'y avait pas d'électricité. Rien que des détails comme ça, tu commences à t'énerver...»

Beyrouth, pour moi, ça n'a jamais été la ville dans laquelle j'ai vécu, ni dans laquelle j'ai grandi. Ça a toujours été la ville dans laquelle j'ai fait mes études, donc je l'ai découverte petit à petit, autour de ses établissements et des connaissances que je faisais. Fin de l'école, on traînait à Monot, début de l'université, à Gemmayzeh, et à la fin, à Mar Mikhael... C'est les spots qui ont été touchés.

Qu'on le veuille ou non, ce sont des endroits qui nous ont vu grandir, ce sont nos références de sorties, ce sont nos points de ralliement. C'était la façon la plus facile de se retrouver, toutes classes sociales et toutes religions confondues, autour d'un verre. Il y a des melting pot particuliers: le Coop d'État, Saifi, ça attirait beaucoup d'étrangers qui voulaient se mixer avec des Libanais, apprendre l'arabe, etc. Le fait qu'aujourd'hui cette partie de Beyrouth n'existe plus et probablement ne va plus exister, ça risque de casser ces rassemblements.

Si tu veux que je sois quelque chose à Beyrouth, je te dirais que je suis un mec du cinéma Sofil, ou d'un bar sympa à Mar Mikhael –mais c'est aussi un quartier qui me donne envie de vomir. Concernant Gemmayzeh, je trouve que c'est une honte de mettre des restos-bars avec la musique à fond en dessous d'une famille qui n'a pas l'argent pour te chasser ou te dire de baisser la musique. Il y a des trucs comme ça à ne pas oublier.

J'ai bossé dans un bar gay à Beyrouth pendant ma première année de fac, et je me souviens qu'il y avait un gars qui dormait littéralement au-dessus de la plus grosse enceinte. À minuit, il venait et demandait de baisser juste un tout petit peu, il s'était habitué à dormir quand la musique était à un certain niveau. Nous on était chanceux, le bar était super méga illégal, on sortait avec les oreilles arrachées. Aujourd'hui, les gros clubs ou restaurants de bourges qui restent sur le front de mer, c'est pour une autre catégorie de gens.

Toutes les vitres ont été soufflées par l'explosion du port. | David Hanna

Pour l'urbanisme, comme toutes les voitures ont été pétées, c'est peut-être enfin une chance de créer un réseau de transports publics à Beyrouth. Après, je pense qu'ils vont pas pouvoir reconstruire les anciens immeubles comme c'était avant. Je suppose que ça va être pire parce que la génération qui a aujourd'hui 20 ou 25 ans, et qui est sans doute la seule qui restera (la mienne n'attend que de se barrer), va accepter n'importe quel Beyrouth qui viendra. On va faire comme nos parents qui ont vécu un âge d'or, puis qui ont vécu de la merde. Le soir de l'explosion, à Broummana [à 18 kilomètres de Beyrouth], les restos et les pubs étaient remplis, il y a même eu un mariage.

Beyrouth n'est plus ma ville comme elle l'était avant. Finalement, je suis moins triste pour elle que pour le pays. Ça, ça m'enrage beaucoup plus. Ce qui va me faire chier quand j'irai en France, c'est que j'aurai laissé derrière moi un pays qui est en train de tomber en ruine. Maintenant on veut savoir ce qui va se passer, ce qui s'est passé. On a soixante disparus [au moment de ce témoignage, ndlr], on connaît des gens dont la famille compte des pompiers qui sont soit portés disparus, soit vivants sous les décombres. C'est plutôt ça qui va me faire bouillir le sang.

Pour aider le Liban, vous pouvez faire un don à des ONG qui travaillent sur le terrain, directement avec la population. Cette liste recense différentes organisations mobilisées pour secourir les personnes affectées par l'explosion.

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