Chercheur spécialiste de l’extrême droite, Jean-Yves Camus est directeur de l’Observatoire des radicalités politiques (ORAP) de la Fondation Jean-Jaurès, dont Slate.fr est partenaire. Dans le cadre de l'élection du parlement européen, nous publions l'article de l'auteur sur les radicalités politiques, dont la version intégrale est disponible sur le site de la Fondation Jean-Jaurès.
Les élections des députés au Parlement européen sont l’occasion pour de nombreuses formations cataloguées d’une manière souvent hâtive comme appartenant à «l’extrême droite» de se présenter au suffrage des électeurs.
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Le véritable enjeu de ces élections est interne à la grande famille des droites européennes et concerne le rapport de forces qui sortira des urnes entre les sensibilités conservatrice, libérale et démocrate-chrétienne d’un côté et la sensibilité nationaliste, populiste et identitaire de l’autre, dans la diversité de ses variantes. Chacun de ces termes doit être explicité.
Par «nationalistes», nous entendons ceux qui considèrent l’Etat-Nation comme le seul échelon de la décision politique possédant une légitimité démocratique et représentant le peuple, alors que les droites du consensus admettent le principe d’une souveraineté supranationale.
Par «identitaires», nous désignons ces mouvements qui réfutent, totalement ou en partie, la notion contractuelle de la citoyenneté ainsi que le caractère positif du multiculturalisme. Considérant le peuple comme une entité organique à laquelle l’individu se rattache par l’hérédité, la culture, l’enracinement et exceptionnellement par l’assimilation totale, les droites identitaires ont sur l’avenir des institutions européennes des opinions divergentes mais partagent cette spécificité (que l’on retrouve dans la Lega Nord, le Vlaams Belang et le FPÖ) d’être favorables à une Europe des régions ou des ethnies.
Enfin un «populiste» croit en la capacité naturelle du peuple à déterminer ce qui est de son intérêt. Il en résulte d’une part que ce peuple naturellement clairvoyant, est opposé aux élites –par nature et intérêt dévoyées– et que la démocratie directe est préférée, comme système de gouvernement, à la démocratie représentative. Si ces diverses caractéristiques ne sont pas établies, on peut parler de «style populiste» mais certainement pas d’idéologie populiste.
Ceci posé, tentons d’établir une typologie (non exhaustive) des droites qui se présentent à cette élection et sont trop rapidement présentées comme faisant partie du grand magma eurosceptique, populiste ou extrémiste de droite. Il en ressort que la définition de sous-familles de l’extrême droite, comme d’ailleurs de la droite tout court, est devenue un exercice nettement plus compliqué que lors des deux décennies écoulées. L’éclatement des catégories classiques (libéraux, démocrates-chrétiens, conservateurs, extrême droite nationaliste) ainsi que la mobilité des électeurs et la fin de la pilarisation des systèmes politiques où celle-ci structurait le vote (Autriche, Pays-Bas, dans une certaine mesure Belgique) ont produit une infinie palette de nuances que la question européenne complique encore.
UKIP, Debout la République, Vox… Les conservateurs eurosceptiques
Ainsi la volonté de certains partis de voir leur pays quitter l’Union européenne n’est pas en elle-même suffisante pour établir une quelconque «preuve» d’extrémisme. Les britanniques de UKIP et les allemands d’Alternative pour l’Allemagne (AfD) sont issus respectivement du parti conservateur et de la CDU-CSU, tout comme Debout la République (DLR) de la tradition gaulliste. Les thèmes de la démocratie directe et de la critique des élites, de la maîtrise de l’immigration, du renforcement de l’identité nationale, voire de la critique du multiculturalisme, ont pu trouver un écho au sein de ces mouvements.
Toutefois leur différence de nature avec la droite extrême tient à leur histoire et à leurs propositions: réduire l’immigration de 50% (hors étudiants) comme le propose DLR n’équivaut pas, comme le veut le Front national, à la stopper et à établir la priorité nationale dans notre droit, de même qu’abandonner l’euro (programme de DLR et AfD) n’est pas synonyme de quitter l’Union européenne. Dans cette famille des conservateurs eurosceptiques, on peut classer aussi les Luxembourgeois du Parti réformiste d’alternative démocratique (ADR avec son slogan «Moins d’Europe, plus de Luxembourg»); le nouveau parti espagnol Vox, dirigé par l’ancien élu du Partido Popular Alex Vidal-Quadras, et le Partido da Nova Democracia, issu du PP portugais, tandis que les Grecs indépendants du député Pannos Kamennos, exclu de Nouvelle Démocratie, constituent un cas limite entre le national-conservatisme eurosceptique et la droite radicale.
NPD, British National Party, Aube dorée… Partis néo-fascistes, néo-nazis et racialistes
Commençons par le plus simple et le plus clair: les partis néo-fascistes, néo-nazis et racialistes. Les 22 et 23 mars 2014 à Kirchheim en Allemagne, certains se sont retrouvés lors d’une conférence intitulée «Vision Europa». Outre l’organisateur, le NPD, y ont participé le British National Party (BNP; un eurodéputé), Aube dorée (Grèce), le Parti tchèque des travailleurs pour la justice sociale (DSSS) et des groupuscules ne se présentant pas aux européennes (Svenskarnas parti de Suède; PNOS suisse; les néo-fascistes italiens de Casa Pound; quant aux Ukrainiens du parti Svoboda et du groupe paramilitaire Pravyi Sektor, ils se sont vus refuser leur visa).
On peut rattacher à cette famille les Bulgares de Ataka, les chypriotes de ELAM (Front national du peuple, liste menée par Mario Vassiliou) qui sont une déclinaison locale et panhellénique de Aube dorée et aussi le Parti du peuple-Notre Slovaquie, dont le dirigeant Marian Kotleba est depuis 2013 gouverneur de la région de Banka Bystrica. À l’exception de la Grèce et dans une mesure bien moindre de la Bulgarie, les extrêmes droites radicales constituent un phénomène en voie de marginalisation. Voire présentent des candidatures de témoignage dont le résultat sera inférieur à 1% des voix: au Portugal avec le Parti national rénovateur et en Espagne avec les différents groupes phalangistes nationaux-syndicalistes (Phalange de la JONS; la Falange-España en marcha), post-franquistes (Democracia Nacional), carliste-traditionaliste catholique (Impulso social) ou nationaliste-révolutionnaire (Mouvement social républicain). Pour ces groupes marginaux, les élections européennes sont une manière de se compter et de gagner en visibilité.
Front national, FPÖ, Vlaams Belang, PVV… Les partis de l’Alliance européenne pour la liberté
C’est précisément du passéisme, des références incapacitantes à l’extrême droite historique, du racisme biologique et de l’antisémitisme que veulent se démarquer, dans un souci de normalisation, les formations rassemblées au sein de l’Alliance européenne pour la liberté (AEL) dont le Front national français fait partie. Les membres de l’AEL –FN français, FPÖ autrichien, Vlaams Belang flamand, Démocrates suédois et PVV de Geert Wilders– forment l’ossature du futur groupe parlementaire qui sera constitué au sein du nouveau Parlement.
Surmédiatisé et sur-interprété, l’enjeu de la création d’un groupe doit être ramené à sa proportion réelle: celle d’un moyen d’obtenir les avantages matériels et financiers qui poussent, à chaque législature, les partis nationaux-populistes à s’unir d’abord, quitte à se séparer ensuite. Et ce pour une raison simple: la faible cohésion idéologique des partis nationalistes, évidemment moins homogène que les libéraux, les chrétiens-démocrates, les sociaux-démocrates et la gauche alternative, qui ont l’internationalisme ou du moins le supranationalisme inscrits dans leur ADN même. Le futur groupe devra en outre, pour exister, répondre au critère de présence d’élus provenant de sept pays membres. Ceci implique d’une part la présence en son sein de la Ligue du Nord et/où de Fratelli d’Italia, qui ont une position totalement différente sur le projet européen, ethniste pour les premiers, nationaliste italien et unitariste pour les autres.
Pour achever de compliquer le scénario, le FN devra y accrocher au moins un élu d’un autre pays, probablement l’ancien président lituanien Rolandas Paksas. Or si le parti Ordre et Justice qu’il représente aujourd’hui est incontestablement national-conservateur, Paksas est avant tout un caméléon politique, tour à tour affilié au parti ex-communiste, puis à une formation chrétienne conservatrice et enfin à un parti libéral. On mesure ainsi la fragilité du futur regroupement dont Marine Le Pen souhaite être la figure de proue. La présidente du FN est en plus dans une situation de double contrainte: d’une part elle refuse toute alliance avec les formations radicales, d’autre part certains partis eurosceptiques et/ou conservateurs nationalistes, jugeant que le passé frontiste «marque» irrémédiablement cette formation, excluent de collaborer avec elle.
Dansk Folkeparti, Vrais finnois, La Destra, Parti Populaire… Les partis proches des Conservateurs et réformistes européens et d’Europe de la liberté et de la démocratie
Dans ce vaste espace entre l’Alliance européenne pour la liberté et la droite conservatrice, on trouve de tout: les nationalistes anti-européens du Dansk Folkeparti (Danemark); les Vrais finnois (Finlande), plus critiques envers l’Eurozone qu’envers l’Union européenne proprement dite et partisans d’une plus grande présence de l’État dans les domaines économiques et sociaux; les Italiens de La Destra, qui réussissent à concilier hommage au fasciste Giorgio Almirante et appel à une «politique européenne économique, fiscale, étrangère et de défense commune»; les Belges francophones du Parti Populaire et ceux, ultralibéraux et anti-immigration, de La Droite; les nationalistes russophobes lettons de Tēvzemei un Brīvībai/LNNK et les ultra-nationalistes croates du HSP-Ante Starcevic (Rusa Tomasic), les catholiques intégraux polonais de Solidarna Polska et du Congrès de la Nouvelle Droite (KNP)... et bien d’autres listes encore.
Toutes ces formations ont fait le choix de s’arrimer soit au groupe des Conservateurs et réformistes européens (celui des conservateurs britanniques) soit au groupe eurosceptique Europe de la liberté et de la démocratie, où siège Philippe de Villiers. Ce qui est une preuve supplémentaire de la dispersion croissante des forces de droite au détriment du PPE.
La défense des valeurs de la société chrétienne: Force vie, Christen Unie, Pro Vida, Nora Bennis…
On oublie d’ailleurs pratiquement toujours d’évoquer la participation à ce scrutin des petites formations vouées prioritairement à la défense des valeurs traditionnelles de la société chrétienne, en particulier la famille, la différence des genres et la vie allant de la conception à la mort naturelle. Elles seront particulièrement nombreuses à concourrir le 25 mai prochain. Force Vie, menée par Christine Boutin, vient immédiatement à l’esprit. Il faut également mentionner la liste commune des deux partis calvinistes néerlandais, Christen Unie et Staatkundig Gereformeerde Partij (SGP), disposant déjà de deux sièges; les Portugais de Pro Vida; les Catholic Democrats irlandais menés par Nora Bennis, les Allemands du Partei Bibeltreuer Christen. Il est d’ailleurs particulièrement nouveau et méconnu que se soit constitué, avec certaines des formations susmentionnées, un European Christian Political Movement (ECPM), qui a le statut de parti européen et peut espérer compter sur quelques élus dans la nouvelle législature.
Ovnis politiques et droites radicales postmodernes
De ce panorama on retiendra trois enseignements. Le premier est que les vocables d’extrême droite et d’eurosceptique deviennent des catégories trompeuses qui doivent être déconstruites et remplacées par une cartographie plus fine, sauf à mal cibler les réponses que la gauche doit apporter aux programmes des partis ici mentionnés et à s’arrêter à une condamnation morale de moins en moins efficace en plus d’être intellectuellement biaisée.
Le second est que le schéma antérieur d’une droite européenne «mainstream» hégémonique électoralement et divisée entre libéraux, d’une part, conservateurs et démocrates-chrétiens, d’autre part, est obsolète: la droite, davantage encore que la gauche, a éclaté sur les questions de la souveraineté et de l’identité, laissant un champ à des ovnis politiques trans-idéologiques (le mouvement Cinque Stelle de Beppe Grillo) et aux droites radicales postmodernes qui combinent nationalisme, contestation du mondialisme davantage encore que de la mondialisation, apologie de la démocratie directe et anti-multiculturalisme.
Enfin l’extrême droite traditionnelle devient un épiphénomène, y compris en Europe orientale: ni le Parti national slovaque ni a fortiori Romania Mare ne sont assurés de siéger dans le nouveau Parlement, la Ligue des familles polonaises étant morte depuis déjà quelques années.
Jean-Yves Camus