Monde / Culture

Comment dit-on «fuck» en New York Times?

Temps de lecture : 4 min

Il est un temple de la politesse dans ce bas monde médiatique. Des pages dans lesquelles on écrit: «il utilisa un adjectif indécent qui ne convient pas à un journal familial».

Le New York Times, en août 2013. REUTERS/Brendan McDermid
Le New York Times, en août 2013. REUTERS/Brendan McDermid

Il y a quelques mois, une diplomate américaine a été enregistrée en train de dire «Fuck the EU» pendant une conversation téléphonique. La presse du monde entier a repris la citation, mais pas le New York Times. Depuis des décennies, les éditeurs du prestigieux quotidien s’obstinent à éradiquer tout fuck et shit des articles qu’ils publient. Dans cette affaire diplomatique, ils ont donc préféré écrire que Victoria Nuland avait «utilisé un juron pour dire ce qu'on pourrait faire à l'UE».

Alors que la plupart des médias américains –de l’Associated Press au magazine Time– ont progressivement accepté de publier quelques grossièretés, le New York Times demeure un fier bastion de politesse guindée. En 2004, lorsque le vice-président Dick Cheney a dit à un sénateur d’aller «se faire foutre», on pouvait lire dans le New York Times qu’il «s’était disputé avec le sénateur Patrick Leahy... et avait proféré une obscénité lors de leur échange».

Quand Joe Biden a murmuré «putain c’est énorme» lors de la signature de la loi sur la réforme de santé en 2010, le New York Times a écrit:

«C'est énorme, a-t-il dit, en glissant un mot qui commence par p...»

Le contournement du gros mot semble être devenu une sorte de jeu littéraire, et il existe même un Tumblr (Fit to Print) qui catalogue toutes les paraphrases utilisées par les journalistes pour esquiver les vulgarités. Certaines sont devenues célèbres, comme cette critique d’un groupe de rock nommé «Fucked Up», un nom impubliable, qui devient donc tout simplement ******** dans les pages du journal.

Le critique musical essaye de s’en sortir comme il peut:

«Pink eyes est le chanteur d’un groupe de rock brutal venu de Toronto. Quel groupe? Le nom ne sera pas publié ici... En bref, c’est un groupe de punk hardcore avec un nom qui lui convient bien.»

En 2011, un critique parlait de la pièce de théâtre The motherfucker with the hat, qui est devenue dans le journal «___________with the hat».

Encore une fois, le journaliste fait plein de petits clin d’œil complices:

«La pièce dont on ne peut pas dire le nom a beaucoup de choses à dire.»

Malgré les moqueries des confrères et des lecteurs, le journal persiste. Le guide des règles éditoriales justifie cette phobie des gros mots en alléguant que le quotidien est utilisé par de nombreux professeurs dans des écoles à travers le pays.

«Le Times se différencie des autres publications en défendant une forme de courtoisie dans le discours public.»

C’est aussi une façon de confirmer leur statut de journal sérieux de l’élite, par opposition aux tabloïds qui adorent être vulgaires (même s’ils utilisent souvent des astérisques pour masquer les «connards» et «merde»).

Même des articles légers des pages Style, comme ce papier sur les jeunes branchés qui envahissent chaque été une ville de Long Island, n’ont pas droit à plus de liberté langagière. Le mot «enculé» devient donc «un adjectif indécent qui ne convient pas à un journal familial».

Si la position du quotidien new-yorkais est extrême, elle n’est pas unique aux Etats-Unis: «Le Los Angeles Times, le Wall Street Journal, le Washington Post et la presse régionale ont des règles similaires», explique Jesse Sheidlower, l'auteur d’un livre sur le mot «fuck». Il écrivait récemment (dans le New York Times):

«Même lorsque certains mots sont nécessaires à la compréhension d’un événement, les médias ont souvent recours à des euphémismes et acrobaties verbales qui donnent l’impression que nous vivons dans un autre temps...»

Le lecteur français rétorquera que cette pudibonderie hypocrite n’est pas étonnante de la part de Américains. En réalité, la situation est contrastée.

Les chaînes de télévision nationales doivent certes bipper les jurons, mais sur le câble, il n’est pas illégal de laisser passer plusieurs fuck et shit. On retrouve une dichotomie similaire dans la presse: dès les années 1960, Jesse Sheidlower explique que de nombreux magazines (par ailleurs très sérieux) ont ouvert leurs pages aux grossièretés. Il a également identifié le premier fuck de la presse quotidienne : dans le Los Angeles Times en 1978 (mais dans le supplément magazine !). Actuellement, les journalistes du site Gawker, une des plus grandes réussites médiatiques des dix dernières années, ont la particularité d’écrire des gros mots à tout va.

En France, le chef correcteur du Monde Lucien Jedwab explique que post 1968, les petits contournements comme « mot de trois lettres » (pour con) ou « mot de cinq lettres » (pour merde) ont commencé à disparaître. Ceci dit, les gros mots sont souvent bannis des titres, et parfois remplacés par de pudiques points de suspension, comme ici.

Pourtant la qualité d’un journal n’est pas affectée par le nombre de grossièretés que l’on trouve dans ses articles. La presse britannique le sait bien. On ne peut pas être plus sérieux que le magazine The Economist, et pourtant leur règle à ce sujet, citée par Jesse Sheidlower, est assez simple:

«Si vous utilisez des gros mots, écrivez les en toutes lettres.»

The Guardian, qui vient de gagner un prix Pulitzer, avait publié 705 fuck en 2009, selon un décompte effectué par les éditeurs.

En attendant que le New York Times ne s’adapte à la façon dont parlent les gens d’aujourd’hui, les lecteurs peuvent continuer à s’amuser en regardant comment chaque injure publique est traduite dans le journal.

Pendant la Coupe du Monde 2010, le «va te faire enculer» de Nicolas Anelka, rapporté mot pour mot dans les journaux français (et en une de l’Equipe), a été résumé ainsi:

«Il a insulté son entraîneur en utilisant des termes vulgaires et obscènes

En général, la curiosité du lecteur est alors piquée, et frustré, il va de suite sur Internet pour savoir exactement de quels «termes vulgaires» il s'agit...

Claire Levenson

Et à Slate.fr? On a décidé de laisser la liberté aux auteurs, en leur demandant si possible de faire sobre. En revanche s’il s’agit de propos rapportés, la règle est de laisser intacte la parole des personnes interrogées, et donc d'écrire les gros mots en entier.

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