Égalités / Monde

Droits LGBT: des juges confortent l'exception libanaise en contournant la loi

Temps de lecture : 8 min

Dans un pays où les homosexuels sont largement plus tolérés que dans le reste du monde arabe, l’article 534 du code pénal, condamnant les «relations contraires à la nature», fait l’objet d’une jurisprudence sans précédent.

REUTERS/Laszlo Balogh
REUTERS/Laszlo Balogh

Réputé pour être l’un des pays les plus libéraux d’un Moyen-Orient conservateur, le Liban connaît depuis quelques temps une avancée notoire sur le front de la cause homosexuelle.

Le 29 janvier, un juge a acquitté une transsexuelle, inscrite dans le registre d’état-civil comme étant de sexe masculin et accusée d'«avoir des relations sexuelles contre nature» avec des hommes –une première dans le pays et dans le monde arabe.

Le magistrat s’est fondé dans son jugement sur les dispositions de la constitution qui garantit «l’égalité entre tous les Libanais» mais aussi sur la résolution, non contraignante pour le Liban, du Conseil onusien des droits de l’homme du 17 juin 2011, prévoyant la «lutte contre les atteintes aux personnes sur base de leurs orientations sexuelles».

Le texte va même plus loin, en évoquant la question de l’identité des genres. Il souligne que celle-ci ne peut être définie uniquement par des documents officiels, en référence au cas de transsexualité déféré au tribunal, mais qu’elle dépendait aussi de l’évolution de la personne et de sa propre perception de son sexe.

Extrait du jugement rendu par le magistrat Naji El-Dahdah le 29 janvier 2014

Cette décision fait écho à un autre jugement qui avait défrayé la chronique en 2009, lorsqu’un magistrat dans la région de Batroun, au nord de Beyrouth, avait décidé d’acquitter deux homosexuels en contournant, selon un procédé analogue, l’argument principal de l’article 534 du code pénal libanais qui interdit les relations sexuelles «contraires aux lois de la nature».

Dans son jugement, le magistrat avait souligné que les relations entre personnes du même sexe ne pouvait être pénalisée par cet article, car:

«L'homosexualité est une exception aux règles, mais elle n’est pas contraire à la nature puisqu’elle fait partie de la nature (…) Elle n'est donc techniquement pas illégale.»

Extrait du jugement rendu par le magistrat Mounir Sleiman le 2 décembre 2009.

«Ces deux jugements constituent une première au Liban et dans la région. En mentionnant la question de l’identité des genres, le dernier magistrat a même été plus loin que des pairs à lui dans des pays plus évolués», se félicite Georges Azzi, directeur de la Arab Foundation for freedoms and equality (AFEE). «En outre, ces deux jugements pourraient ouvrir la voie à un cas de jurisprudence qui annulerait techniquement les effets de la loi concernant l’homosexualité», ajoute-t-il.

En effet, si les tribunaux ne peuvent se substituer au pouvoir législatif, la jurisprudence leur permet, dans un cas non couvert par la loi ou lorsque celle-ci est imprécise, de s'appuyer sur une décision prise par une juridiction supérieure (Conseil constitutionnel, Cour de cassation, etc.) pour statuer.

Les ONG de défense des droits des LGBT misent donc désormais sur un travail de coordination et de lobbying avec des avocats et des juges, après avoir vainement tenté l’option parlementaire pour faire supprimer l'article 534.

«Comment voulez-vous qu’une Assemblée qui n’a toujours pas légiféré sur la protection des femmes contre la violence domestique puisse amender une loi faisant indirectement référence à l’homosexualité?», lance Samira Kojok, porte-parole de Helem, la seule ONG au Liban et dans le monde arabe à défendre ouvertement les droits des lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres (LGBT).

De surcroît, les défenseurs de la cause homosexuelle craignent qu’une nouvelle législation ne soit en défaveur des droits LGBT.

«L’annulation de l'article 534 par le Parlement risque de pousser certains à réclamer qu’une nouvelle loi mentionnant explicitement les relations entre personnes du même sexe soit votée. C’est aussi la raison pour laquelle nous misons sur une juridiction (…). L’avantage de la loi actuelle réside justement dans le fait qu’elle ne spécifie pas les cas d’homosexualité ou de transsexualité, ce qui ouvre la voie à des interprétations subjectives (…) Encore faut-il qu’on puisse convaincre tous les juges du bien-fondé d’une telle démarche», ajoute la porte-parole de Helem.

«L’homosexualité n’est pas un trouble mental»

Ces deux décisions juridiques viennent en outre conforter deux autres brèches dans le paysage médical. En 2012, l’Ordre des médecins a interdit la pratique des tests anaux, effectués sur certains hommes soupçonnés d’homosexualité. Cette décision était intervenue après le scandale provoqué par l’arrestation d’une trentaine de jeunes homosexuels durant cette même année (voir ci-dessous) et leur passage sous examen anal, baptisé «test de la honte» par de nombreux défenseurs des droits de l’homme.

Dans le même registre, la société libanaise de psychiatrie avait, dans un communiqué publié en juillet 2013, souligné que l’«homosexualité n'est pas un trouble mental» et qu’elle n’«implique aucune altération du jugement, de la stabilité ou des capacités sociales générales ou professionnelles». La société avait dénoncé à cet égard la «thérapie réparatrice», utilisée par de nombreux médecins au Liban pour modifier l'orientation sexuelle de leur patient.

De l’humiliation à l’affirmation

Ces progrès, encore timides, révèlent une certaine évolution des mentalités dans une société encore largement conservatrice, où la religion continue d’occuper une place dominante dans la vie privée et politique.

Pendant dix ans, un combat acharné a été mené pour une plus grande tolérance des homosexuels, aussi bien par la communauté elle-même que par les médias et des membres de la société civile.

«A la fin des années 1990, la ville comptait un ou deux bars gay-friendly qui permettaient uniquement à une petite frange d’homosexuels de participer à des soirées non connotées. Les choses étaient encore balbutiantes et même discriminatoires. Lorsqu’un client à la tenue vestimentaire excentrique ou un tant soit peu efféminée se présentait, le videur lui interdisait de rentrer sauf accompagné d’une femme», se remémore Georges Azzi.

Les gays vivaient dans la clandestinité la plus totale, loin des regards, et dans la peur constante d’être arrêtés, battus, humiliés ou «excommuniés» par le clan familial. Jusqu’en 2005, la police effectuait régulièrement des descentes dans des bars «suspects», tandis que certains défenseurs des droits des LGBT étaient intimidés ou menacés. «Plusieurs membres de l’ONG Helem ont été interpellés, tandis que la police a débarqué à plusieurs reprises dans les locaux de l’organisation», se rappelle Tarek Zeidan, membre de l’ONG Helem, qui célèbre cette année ses dix ans.

Mais l’activisme de la société civile et le «rôle joué par les médias à partir de 2004, ont permis de dissuader dans une certaine mesure les actes d’agressions ou d’arrestations». Petit à petit, les forces de sécurité intérieure ont commencé à fermer les yeux sur certains lieux fréquentés par la communauté homosexuelle ou les soirées gays organisées en ville, tandis que les bars se sont multipliés sans que les autorités ne réagissent.

En 2011, la ville comptait sept bars et trois boîtes de nuit fréquentées essentiellement par des homosexuels. Aujourd’hui la tendance est à plus de bars mixtes et des soirées à thème.

Dans ce registre, «les soirées Cotton Candy, Shout, PC parties et récemment Gutter ainsi que des boîtes de nuit, comme le Basement et le Crystal, attirent de plus en plus de gays mais tout le monde y participe», explique Ricky Dakouny, organisateur de soirées à thème, dont des gay parties, à Beyrouth.

«Des soirées ont également lieu dans de vieilles villas ou encore des plages et des usines abandonnées (...) Parmi les clients, 15% sont des touristes, dont la moitié en provenance des pays arabes, 30% des Libanais expatriés (...) et récemment 20% de Syriens», avec l’exode massif de familles fuyant les combats, ajoute-t-il.

Signe d’un changement des perceptions, des termes comme «shaz» (pervers) ou «louté» (dérivé de Loth, qui a échappé à la destruction de Sodome), largement utilisés par le passé dans le jargon médiatique et populaire pour désigner les homosexuels, ont progressivement cédé la place à des qualificatifs moins péjoratifs.

«En 2006 et 2007, nous avons même travaillé en partenariat avec la caserne de Hobeiche à Beyrouth (réputée pour certaines dérives dans le traitement des drogués, des prostituées et des homosexuels, NDLR) sur des projets concernant l’homophobie, la violence policière et la sensibilisation aux maladies sexuellement transmissibles », affirme le directeur de l’AFEE.

En parallèle, les coming-out se sont multipliés, avec l’émergence d’une nouvelle génération nettement plus libérale. De plus en plus d’hommes et de femmes, encouragés par un contexte mondial favorable à la cause homosexuelle et une solidarité accrue sur les réseaux sociaux, ont commencé à afficher ouvertement leur identité, y compris dans certains milieux professionnels.

De l’ombre à Tel Aviv?

En quelques années, Beyrouth s’est transformée, par ailleurs, en refuge pour tous les homosexuels du monde arabe, parfois menacés de mort dans leurs pays. Georges Azzi précise:

«En Syrie, la loi est la même qu’au Liban, sauf que la peine varie entre 3 ans et 10 ans de prison, contre 6 mois à un an ici. En Irak, ou en Jordanie, aucune loi spécifique n’existe, mais les personnes soupçonnées de relations homosexuelles sont accusées d’autres crimes, fortement châtiés. Enfin dans les pays où les lois islamiques sont appliquées ou inspirées de la Charia, comme l’Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis (EAU) ou le Yémen, l’accusé peut encourir la peine capitale.»

Signe d’homophobie croissante dans la région, le Koweït a fait part en octobre dernier de son intention de mettre en place un test médical qui permet de «détecter les homosexuels» lors des demandes de visa et leur interdire ainsi l'entrée sur le territoire.

Trois ans plus tôt, le président iranien Ahmadinejad avait affirmé devant l'Assemblée générale des Nations unies qu’«il n'y a pas d'homosexuels» dans son pays, où les pendaisons d’«impies» sont monnaie courante.

Dans cet environnement hostile, la réputation de Beyrouth comme capitale libérale du Moyen-Orient était devenue telle que la ville a commencé à faire de l’ombre à Tel Aviv, réputée pour ses complexes balnéaires, ses hôtels et ses soirées gay.

Dans un article publié en 2010 par Israel Today, l’auteur Ryan Jones avait évoqué une «concurrence inopinée provenant de la capitale libanaise», tandis que le New York Times faisait état en juillet 2009 d'une soirée gay à thème («Bear Arabia Mega party»), organisée dans un des complexes balnéaires libanais, à laquelle avaient pris part des touristes de la région, mais aussi d'Italie, du Mexique, d'Argentine et des Etats-Unis.

L’homophobie toujours de mise

Cette façade «rainbow» reste néanmoins ponctuée d’incidents homophobes, en l’absence d’un amendement légal et d’un changement réel des mentalités, jusque-là limité à une élite occidentalisée. En juillet 2012, les forces de sécurité intérieure (FSI) ont effectué une descente dans un cinéma gay de Bourj Hammoud, un quartier populaire de la capitale libanaise, au cours de laquelle 36 hommes ont été arrêtés et forcés à subir des tests anaux. Ces examens, condamnés par Human Rights Watch qui a dénoncé une atteinte à la dignité humaine, impliquent l’insertion d’un dispositif en forme d'œuf dans l'anus afin de trouver des traces de sperme.

Cet épisode a été suivi par la fermeture, dix mois plus tard, du Ghost bar, un bar gay dans la banlieue nord de Beyrouth, et l’arrestation et l’humiliation de plusieurs homosexuels et transgenres qui fréquentent le lieu.

Ces mesures de répression et d'arrestations brutales n'ont pas déclenché de manifestation d’envergure dans la ville, alors que Beyrouth n’a jamais connu de gay parade, illustrant les limites d'ouverture et de sentiment pro-gay de la société libanaise.

Seuls quelques drapeaux arc-en-ciel sont apparus dans l'une des rares «Laïque Pride» du pays en mai 2012, organisée en faveur de l’abolition du système politique confessionnel et l'instauration du mariage civil sous le slogan «Oui au mariage civil, non à la guerre civile».

Bachir El Khoury

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