Symbole du «miracle turc», Sedat Kapanoğlu est le fondateur d’Ekşi Sözlük, un site contributif pionnier du web 2.0, lancé en 1999, avant même Wikipédia (2001). Véritable succès populaire, le dictionnaire en ligne est devenu en quelques années l’un des 10 sites les plus visités du pays. Aujourd’hui, avec 11,5 millions de visiteurs uniques par mois, il affiche le même trafic que Twitter en Turquie. Extrêmement populaire chez les jeunes, Ekşi Sözlük est une vraie révolution dans cette mosaïque de cultures en mal de liberté d’expression. Les kémalistes, les transsexuels, les Arméniens, les femmes, les nationalistes, les pro-kurdes, les islamistes: tout le monde peut participer à la même discussion.
A 36 ans, Sedat Kapanoğlu, développeur stambouliote formé à Microsoft, décrypte pour Slate.fr la censure sur le web et l’importance des réseaux sociaux depuis les évènements de la place Taksim.
Depuis le 31 mai, des milliers de personnes défilent dans les rues en Turquie, et crient à la démission du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan. En mai 2011, vous organisiez déjà avec Eksi Sözlük la plus importante manifestation mondiale contre la censure sur Internet, en réunissant 50.000 personnes place Taksim à Istanbul. La soif de liberté de la jeunesse turque était-elle prévisible?
Sedat Kapanoğlu: En fait, je pensais que nous nous étions habitués à la censure. Parce qu’aucune action n’avait été menée contre le filtrage d’Internet et les censures policières. Personne ne se plaignait réellement en dehors de quelques évènements, comme lors du dernier 1er-Mai. Ce qui s’est passé à Taksim, au matin du 31 mai, a touché les cœurs de chaque être humain en Turquie. Par chance, nous avons les réseaux sociaux, et les informations circulent très rapidement, donc nous pouvons agir. Si les réseaux sociaux n’existaient pas, rien de tout ça ne serait arrivé. J’ai entendu une personne expliquer à propos des réseaux sociaux: «Si c’était la télévision que nous avons regardé pendant 30 ans dans l’est de la Turquie, je ne pourrais même pas imaginer ce qui se passe.»
Le 2 juin, le Premier ministre a déclaré que «les réseaux sociaux sont la pire menace pour la société». Quel rôle jouent-ils pendant cette «révolution»?
Les réseaux sociaux agissent extrêmement rapidement et ont un rôle clef dans l’engagement du peuple. Ils touchent leur conscience. Ils sont une menace seulement pour les personnes qui ne savent pas comment s’en servir. Le compte Twitter d’Erdogan a zéro abonnements. Comment peut-il connaître la nature de Twitter?
Pensez-vous que les réseaux sociaux sont en train de se substituer aux grands médias turcs, en majorité à la solde du gouvernement?
Pour les internautes, c’est déjà le cas. Mais bien que le taux de pénétration d’Internet en Turquie est assez haut (environ 40%), pas mal de gens sont toujours attachés à la télévision et aux journaux pour suivre les actualités. Au départ, les médias sont restés en majorité silencieux, jusqu’au moment où ce n’était plus possible. Même maintenant, ils semblent couvrir les évènements, mais ils priorisent et trient les sujets en accord avec la volonté du gouvernement. D’autant plus depuis que le Premier ministre a déclaré la guerre aux médias. Le gouvernement a pratiquement coupé les liens avec les médias populaires, et placé une quarantaine de personnes en garde à vue pour des messages envoyés sur Twitter. Ça a provoqué un vrai repli du nombre de tweets. C’est ce qui fait que le mouvement entier de résistance reste fragile. Nous devons être très vigilants sur la désinformation.
Sous le mandat de Recep Tayyip Erodgan, la censure sur Internet est-elle de plus en importante en Turquie?
Difficile à dire car il est au pouvoir depuis 2002, quand Internet en Turquie était très jeune, où le seul réseau social était Eksi Sözlük. Je me rappelle des actes incroyables de police, des procès contre des forums à la fin des années 1990. Et la loi 5651 a été votée en 2007 par les principaux partis d’opposition, le CHP (Parti socialiste) et le MHP (Parti nationaliste). Ils n’ont pas émis de vives critiques. Donc, c’est difficile de faire porter le fardeau de la censure au seul gouvernement actuel. Mais les gardes à vues après les tweets de la semaine dernière étaient définitivement des actes destinés à provoquer l’autocensure.
Quel est l’impact de cette loi 5651 et du bureau des télécoms turc, le BTK?
Avec la loi 5651 sur la protection des enfants, l’interdiction de l’encouragement aux drogues ou aux suicides, Eksi Sözlük a été suspendu trois fois depuis 2007. Ces fermetures sont dues aux largesses de la loi, pas seulement aux pressions du gouvernement. Nous n’avons pas encore vu de radar du gouvernement, même si, aujourd’hui, je ne suis plus sûr que ce soit encore le cas.
Le BTK a supprimé plus de 60.000 sites web ces deux dernières années et ils refusent de dévoiler quels sites ils bannissent. Ils suppriment des adresses IP, et quand ces adresses changent pour d’autres sites, ils sont radiés aussi, par inadvertance. Le BTK réalise un travail de l’ombre pour remédier à ces problèmes, pour que ça ne s’ébruite pas dans les médias.
Je pense que le gouvernement est dans une zone grise quant au contrôle d’Internet, et la liberté d’expression n’est vraiment pas en haut de sa liste de priorités. Nous sommes actuellement 154e dans le classement de Reporters sans frontières.
Quels sont les mots interdits sur Internet? Quels sujets sont tabous?
Le BTK a 7 catégories qui lui donnent le droit de supprimer tout site sans révéler aucunes informations. L’une de ces catégories est l’«obscénité», ce qui est extrêmement vague. Playboy.com, par exemple, qui ne contient aucune nudité sans inscription, a été banni. Nous ne savons pas combien de sites ont été radiés juste parce qu’ils étaient obscènes dans le texte, ou combien ne contenaient aucune obscénité. Par exemple, nous avons eu un ordre de fermeture et il s’est avéré plus tard que c’était une erreur.
Quelle est la place d’Eksi Sözlük depuis une semaine? L’un des sites les plus populaires chez les jeunes est-il obligé de se censurer?
Sur Eksi Sözlük, des trolls sont en train de polluer les forums. Nous étions d’accord avec ça par le passé, car nous étions un média alternatif et parce que les sujets étaient souvent superficiels. Mais aujourd’hui, pour la simple raison que ça peut coûter des vies, nous excluons les utilisateurs qui inondent, spamment ou trollent notre site. Nous recevons de nombreuses demandes de suppression de contenu depuis le début des évènements, mais nous effaçons uniquement lorsque le contenu est illégal.
Peut-on encore écrire ce que l’on veut sur Eksi Sözlük?
Bien sûr que non. Et nous avons un nombre grandissant de procès. A cause de la loi, les procureurs ont le droit de prendre la déposition de n’importe qui sur le web, sans aucune preuve de crime. Les internautes perdent leur anonymat, car les dossiers des procès sont publics après que les enquêtes ont été bouclées. Les policiers continuent à les suivre, les internautes sont effrayés et ils appliquent l’autocensure. Même sans décision de justice, les universités expulsent les étudiants car ils écrivent des critiques légitimes à propos du personnel académique. J’ai reçu, pour ma part, de nombreuses menaces de mort. Les enquêteurs n’ont pas pu trouver les auteurs, et les procureurs ont retiré la plainte, comme si les menaces n’avaient jamais existé.
Pensez-vous à quitter la Turquie à cause du manque de liberté d’expression?
Aujourd’hui, oui. Nous sommes en train de réfléchir à déménager l’entreprise à l’étranger, afin de protéger la vie privée de nos utilisateurs et conserver de bas coûts. Twitter et Google rejettent les demandes d’adresses IP du gouvernement turc, et contournent ces demandes en supprimant juste le contenu. Nous aimerions posséder ce même luxe.
Propos recueillis par Mathieu Martiniere