David Winnick (député travailliste): «C'est une pagaille humiliante, Mr Buckles»
Nick Buckles: «Je ne peux pas être en désaccord avec vous»
«Mr Buckles» est le patron de G4S, la plus grosse boîte de sécurité du monde. Convoqué devant le Parlement britannique, l'homme d'affaires en place depuis 2004 a préféré faire profil bas. Depuis le 7 juillet dernier, sa compagnie traverse la plus grave crise de son histoire.
Incapable d'honorer son contrat de 284 millions de livres sterling avec le Locog (London organising committee of the olympic games and paralympic games), l'organisme privé chargé de l'organisation des Jeux olympiques de Londres, G4S, s'est attiré l'ire de toute l'Angleterre. Ce contrat, elle le voulait pour asseoir sa réputation d'efficacité, pas même pour l'argent, affirment ses responsables.
Défi perdu: elle était censée fournir 10.420 agents, elle a admis ne pouvoir en aligner qu'environ 7.000 pour la cérémonie d'ouverture, obligeant le gouvernement à dépêcher en urgence 3.500 militaires, puis encore 1.200 renforts. Le gouvernement, responsable ultime de la sécurité de l'événement, a déjà déboursé 553 millions de livres de fonds publics pour ce secteur, représentant 6% du budget total des Jeux.
Un coup pour sa réputation
Une grosse amende attend G4S, de 9 à 20 millions de livres (jusquà plus de 25 millions d'euros). Les pertes totales selon l'entreprise, incluant la prise en charge du déploiement militaire supplémentaire, seraient estimées entre 35 et 50 millions de livres et l'action de l'entreprise a déjà chuté de 2,52% à la Bourse de Londres.
Mais surtout, l'atteinte à sa réputation est indéniable. Hugo Rosemont, conseiller politique dans le domaine de la sécurité, qui a travaillé sur le sujet au sein du Locog:
«Tous les Anglais sont familiers de G4S, qui est présent sur une multitude de gros événements sportifs, comme le tournoi de Wimbledon ou la course Royal Ascot. La compagnie fait partie du paysage de l'événementiel et était plutôt appréciée par les clients et le gouvernement de par sa capacité à fournir des services de haute qualité dans des secteurs très divers: justice criminelle, transport de fonds, grands événements.»
La clé du succès? Cyril Magnon-Pujo est doctorant à l'université Paris I. Il prépare une thèse sur la sécurité privée à l'international [1]:
«Cette compagnie a de grandes ambitions, a beaucoup racheté ses concurrents, s'est tournée vers l'international et s'est diversifiée. Grâce à cette stratégie néo-libérale classique et à un terreau favorable à la sécurité privée dans le monde anglo-saxon, elle est devenue n°1. Alors que les sociétés françaises se cantonnent au gardiennage par exemple»
La genèse se situe en 1901 au Danemark: un siècle plus tard, la compagnie est présente dans 125 pays et emploie 657.000 personnes.
«Ils mettent beaucoup en avant leur activité de gardiennage, mais ils sont loin de ne faire que ça. Il y a quatre ans, ils ont racheté Armorgroup, spécialisé dans la sécurité à l'international et présent dans des zones de guerres comme l'Irak ou l'Afghanistan, pour s'implanter sur ce marché», précise Cyril Magnon-Pujo. Pour Ruth Tanner, militante britannique anti-pauvreté, au sein de l'ONG War on Want, c'est un pas de plus vers la privatisation de la guerre.
Ce rachat est un choix risqué au niveau éthique pour G4S, qui comme la plupart des grosses boîtes de sécurité privée, traîne son lot de casseroles. Décrié depuis des années par les militants pro-palestiniens, son engagement dans les Territoires palestiniens se traduit par sa présence dans les colonies israéliennes, toujours considérées comme illégales au regard du droit international, dans les prisons où sont détenus des Palestiniens, souvent sans procès et parfois mineurs et sa participation technique à l'équipement des check-points.
Un parcours qui n'est pas sans fautes
Mais cette situation moralement délicate a interpellé au-delà d'un cercle de militants bien informés: en avril dernier, à la suite de questions orale et écrite d'eurodéputés de gauche, l'Union européenne a décidé de ne pas renouveler son contrat avec G4S portant sur la sécurité des bâtiments du Parlement européen, en vigueur depuis 2008.
L'autre point noir de son histoire est la mort de Jimmy Mubenga, demandeur d'asile angolais qui a succombé au traitement musclé d'agents de G4S alors qu'il contestait son expulsion à l'aéroport d'Heathrow.
Au Royaume-Uni, le groupe gère quatre prisons, trois centres pour adolescents délinquants et des centres de rétention. L'an dernier, il a perdu son contrat avec la police aux frontières après 774 plaintes pour abus de la force. The Guardian a révélé l'an dernier de nouvelles atteintes aux droits de l'homme particulièrement frappantes contre les demandeurs d'asile.
D'autres problèmes entachent leur parcours comme des failles dans la surveillance de centrales nucléaires aux Etats-Unis assurée par une de ses filiales.
Des éléments vite balayés par Alain Bauer, criminologue et Monsieur sécurité de la présidence Sarkozy:
«Les militants attaquent le principe du transfert de l'autorité publique vers le privé et non la qualité du service car en réalité, le même type d'actes sont commis par des fonctionnaires. Que le gestionnaire soit public ou privé, il y a toujours des dérives dans la sécurité.»
Mais le privé n'est pas soumis aux mêmes règles de transparence. Deborah Glass, vice-présidente de l'Independent Police Complaints Commission (IPCC) –compétente pour les polices d'Angleterre et du Pays de Galles et chargée d'enquêter sur les décès en garde à vue ou les plaintes du public à l'égard de la police– a réitéré récemment sa demande de pouvoir contrôler également les agents du privé. Elle juge «anormal que quelqu'un qui effectue le même travail qu'un policier ne puisse pas être contrôlé par l'IPCC, uniquement parce que la police a externalisé certaines tâches».
Les droits de l'homme? Bof
G4S se montre plutôt de bonne volonté: il s’est déclaré favorable à l'augmentation du mandat de l'IPCC et a également signé le code international de conduite pour les fournisseurs privés de services de sécurité (IcoC), une initiative du gouvernement suisse.
Pour Cyril Magnon-Pujo, les problématiques relatives aux droits de l'homme sont loin d'être une entrave au business:
«Bien sûr qu'ils veillent à leur image et soignent leur communication, mais toutes les boîtes de sécurité ont leurs scandales et toutes s'en sont sorties. La seule à avoir coulé pour cette raison est Blackwater car c'était vraiment trop extrême. Et encore, au moment où toutes les révélations tombaient, Blackwater était toujours sous contrat avec le département d'Etat américain.»
L'entreprise américaine, dénoncée pour ses massacres de civils dans un documentaire de Robert Greenwald, Iraq For Sale: The War Profiteers (scènes bonus) a été remembrée sous un autre nom, Academi. Elle est la seule avec G4S à avoir réellement défrayé la chronique et touché l'opinion publique internationale.
Mais dans le cas des JO de Londres, le fiasco est organisationnel et pourrait avoir un tout autre impact sur les clients potentiels. «Ils vont peut-être perdre quelques marchés et ont déjà annoncé qu'ils réduisaient leurs ambitions en ne présentant pas de dossier ni pour la prochaine Coupe du monde de football ni pour les prochains JO au Brésil», rappelle Hugo Rosemont.
Pour Frédéric Ocqueteau, directeur de recherches au CNRS en socio-criminologie, rien d'étonnant dans le fiasco de G4S aux JO:
«Le problème est la sous-traitance en cascade: comme toujours, ils ont cru pouvoir trouver assez de personnes dans leur base de données mise à jour en lien avec les agences d'intérim, principaux employeurs d'agents de sécurité. Il s'est avéré que cette base n'était pas suffisante, qu'il n'y avait pas assez de sous-traitants compétents derrière. C'est la démonstration éclatante que ce secteur accepte des marchés alors qu'il n'a pas les reins assez solides pour honorer les contrats.»
Conséquence, le recrutement s'est fait en quatrième vitesse et de façon effrayante. Le déroulement d'entretiens d'embauche raconté par The Guardian donne l'impression d'une mauvaise comédie, tout comme les discussions de candidats sur le forum étudiant The Student room. Selon des twittos contactés par la compagnie, G4S cherchait encore du monde quelques jours avant la cérémonie officielle, ce qui pose la question de la formation.
«Cette frénésie me fait penser à l'Irak en 2003-04, où du jour au lendemain le marché de la sécurité privée a explosé. Le recrutement a alors été très large, beaucoup moins formé et un peu n'importe qui s'est retrouvé sur le terrain», explique Cyril Magnon-Pujo. Alors que les Jeux olympiques sont la plus importante opération policière du pays depuis la Seconde Guerre mondiale: 12.000 policiers, 10.420 agents de sécurité G4S, 13.500 militaires selon les prévisions initiales.
Depuis les attentats du 7 juillet 2005 dans les transports publics londoniens, la capitale britannique mise sur le tout-sécuritaire. Mais de la mauvaise façon, selon Alain Bauer, qui a aussi été conseiller sécurité au CIO lors des précédents Jeux Olympiques :
«Aux JO d'Atlanta, la bombe a explosé dans le parc du Centenaire, un des seuls quartiers gardés par le secteur privé. Cela n'a pas servi de leçon pour les JO de cette année où G4S a franchi la ligne jaune en dépassant les limites naturelles de ce qu'est capable de fournir la sous-traitance. Des intérimaires ne peuvent pas être formés à l'antiterrorisme en quelques jours. Il y a eu un gros problème de planification des tâches, qui peut s'avérer dangereux.»
En filigrane, la privatisation de la police en Angleterre, pays le plus en pointe dans la sous-traitance des activités de sécurité publique vers le privé. Une lettre datée du 19 juillet du ministre de l'Intérieur Theresa May au HASC (Parliamentary Home Affairs Select Committee), chargé de l'enquête sur l'affaire des JO stipule que G4S est considéré par le gouvernement comme «un fournisseur stratégique». En annexe, la nature et le montant de tous les contrats entre la compagnie et le ministère de l'Intérieur et la police, qui s'élèvent actuellement à 585,2 millions de livres [PDF].
Une position dominante
Lincolnshire est l'exemple le plus criant de ce glissement du rôle de l'Etat. Le comté a choisi de confier à G4S, par un contrat de 220 millions de livres courant sur dix ans, la construction et la gestion de son poste de police. Les deux tiers des policiers deviendront donc des agents de G4S, qui a admis ne pas garantir que tous les postes soient conservés.
L'affaire des JO a certes donné un coup d'arrêt à certaines négociations, comme à Surrey, où la police a stoppé les discussions avec G4S pour le moment. Ed Miliband, leader du Parti travailliste, a également demandé un moratoire pour chaque denier public qui sera désormais attribué à la firme. Mais selon Hugo Rosemont, le processus est lancé:
«D'ici à 2014-15, il est prévu que le budget de la police soit amputé de 20%. Tant qu'on demandera aux policiers de faire plus avec moins de moyens, dans le climat économique actuel, la privatisation sera toujours vue comme une solution pour les autorités locales.»
Dans certains secteurs, G4S détient un tel monopole que le gouvernement ne saurait même pas vers qui se tourner, comme pour la sécurité de ses ambassades par exemple.
Alain Bauer est encore plus implacable:
«Pour qu'un poste de police tourne en France, il faut 21 emplois fonctionnels, 15 en Grande-Bretagne, et 12 si on fait appel au privé. Forcément en temps de crise, la question se pose.»
Reste qu'en France, la police reste historiquement un domaine régalien et la culture nationale demeure peu favorable à la sécurité privée. En témoigne la tentative d'implantation de G4S en Hexagone, par le biais de Néo Sécurité, son ancienne filiale qu'elle a vendue en 2008. Le monstre britannique était sur les rangs pour racheter la plus grande boîte de sécurité française, bien mal en point, avec un consortium d'autres repreneurs. Mais elle s'est retirée, parce que «son impérialisme s'est heurté au contexte législatif et réglementaire, jugé trop pesant en France et elle considérait que ses marges escomptées seraient trop faibles», affirme un ancien salarié du groupe.
Et en France?
Seuls deux repreneurs sont encore en lice. «Les autres ont bien compris que l'Etat se désengageait totalement et n'avait aucune intention de sauver Néo Sécurité, victime d'une gestion à la petite semaine et d'un manque criant de stratégie à long-terme», dit Frédéric Ocqueteau.
En parallèle, la France tente de moraliser les pratiques de la profession. C'est l'ambition du CNAPS (Conseil national des activités privées de sécurité), un dispositif de déontologie et de co-contrôle par le secteur lui-même, dirigé par Alain Bauer. L'organisme placé sous tutelle du ministre de l'Intérieur a été créé très rapidement au début de l'année par Claude Guéant, alors ministre de l'Intérieur.
«C'est une espèce d'union sacrée pour la forme et les choses ne changeront qu'à la marge car il n'est pas prévu que quelqu'un d'extérieur contrôle ces mécanismes de sous-traitance. Mais au moins, cette commission a la vertu de tout mettre sur la table: les prestations à l'heure, les magouilles sur les papiers des agents, les contrats qui passent de société en société, etc.», estime Frédéric Ocqueteau. Et les dérives sont nombreuses.
En Angleterre, le HASC devrait rendre ses conclusions sur ce Londongate, cuisant échec du modèle de la sécurité version privée, en septembre.
Laure Siegel
[1] Thèse en cours de Cyril Magnon-Pujo: «Des mercenaires aux compagnies de sécurité privée. Construction et pratiques de légitimation de la violence privée commerciale dans le système international». Retourner à l'article