Bienvenue dans Anaïs regarde la télé. Le principe de cette chronique hebdomadaire est simple: son autrice s'appelle Anaïs Bordages et parfois, elle regarde la télé.
Vous connaissez la dissonance cognitive, ce phénomène où plusieurs émotions contradictoires se juxtaposent de manière assez perturbante? Regarder la 47e cérémonie des César alors que l'Ukraine vient d'être envahie par la Russie et que les médias parlent de «signaux nucléaires», par exemple, c'est un peu de la dissonance cognitive*. (*à peu près hein, désolée je ne suis pas psychologue).
Il est généralement de bon ton de se moquer des César. De rappeler tous les ans qu'on préfèrerait boire de la purée d'ongles de pied à la paille plutôt que de regarder cette cérémonie poussiéreuse et gênante qui récompense rarement les meilleurs films. Chaque année, on fait les mêmes blagues: on plaint ironiquement les invités américains, forcés de subir nos blagues bien lourdes sur Montcuq et l'andouille de Guémené. On ricane en disant que les mecs du meilleur court documentaire ont fait un discours plus long que leur film. On se répète que les Oscars, ça a quand même plus de gueule: eux, ils ont Lady Gaga, nous on a José Garcia. Ils ont Meryl Streep, on a Marie s'infiltre.
Mais voilà, cette année, peut-être à cause de la fatigue, du stress, de la lassitude de la pandémie, de l'anxiété face à la guerre en Ukraine… de tout ça, quoi. Eh bien j'ai trouvé que les César, globalement, c'était bien. Les films nommés étaient bien. Les textes de De Caunes étaient bien. Les sketches, à quelques exceptions près, étaient bien. Alors que les Oscars ont décidé de sacrifier la diffusion de plusieurs catégories (meilleur montage ou meilleure musique originale entre autres) pour accorder plus de place aux sketches, les César ont su mettre en avant tout le savoir-faire essentiel à la création d'un film: le bruitage, les effets visuels, les costumes, l'écriture...
À un moment, José Garcia a débarqué pour mal jouer de la trompette, et honnêtement, il m'a fait récupérer huit ans d'espérance de vie: le monde était tellement plus simple à l'époque de «Nulle Part Ailleurs». Et puis, qui peut résister à Reda Kateb livrant sa meilleure interprétation d'un Bond villain? Ou au Palmashow qui scande avec emphase «sous vos yeux t'ébahis» pour présenter un prix?
Mes angoisses à 4h du mat.
Il ne faut pas non plus oublier que les César offrent quand même leur lot de petites joies annuelles, comme essayer de deviner qui est bourré ou défoncé parmi les vainqueurs (pour cette édition 2022, les occasions ne manquaient pas), et passer quatre heures à dire «Ah mais elle est pas morte elle?». Cette fois-ci, on a aussi droit à plein de petites surprises, comme apprendre que Carole Bouquet a le Covid, ou entendre Danièle Thompson nous dire que «cette année, on a résisté aux masques, on a résisté au pass sanitaire, [...] on a résisté à la peur du virus». En fait, c'était elle qui criait «Liberté, liberté» devant votre terrasse de café le week-end dernier.
L'avantage du Covid (oui, on ne dit pas ça souvent), c'est aussi qu'on peut examiner la politique individuelle de chacun concernant le port du masque, et en tirer des conclusions hâtives. Gilles Lellouche le porte sous le nez: on parie que dans le train, il fait genre de manger le même sachet de cacahuètes pendant cinq heures pour ne pas qu'on l'emmerde. Catherine Corsini, réalisatrice lesbienne nommée pour l'excellent La Fracture, arbore un merveilleux masque arc-en-ciel, et Arthur Harari, comble du sexy, porte un FFP2. Enfin, si Roselyne Bachelot arrive à porter correctement un masque sans buée sur ses lunettes, VOUS N'AVEZ AUCUNE EXCUSE.
Bien sûr, ces César 2022 étaient d'avance assombris par le décès tragique de Gaspard Ulliel, quelques semaines plus tôt, dans un accident de ski. Dès les premières secondes, il est annoncé que la soirée tout entière lui sera dédiée, et c'est donc avec un pincement au cœur que la grande fête annuelle du cinéma français démarre. Après les tollés retentissants des dernières années, on a eu droit à une édition sage, et ça a beau déplaire à certains, j'avoue que personnellement, j'ai trouvé ça reposant. Si je voulais du malaise, j'irais voir les pièces de théâtre de mon petit cousin.
Évidemment, ce ne serait pas une cérémonie des César sans au moins un moment de gêne. Cette année, il nous est fourni par une meuf qui s'incruste sur scène –on comprendra rapidement qu'il s'agit de Marie s'infiltre, dont l'intérêt me déconcerte autant que celui des tickets de carte bleue. Bref. Elle montre son cul, puis déclame «Voici mon cul» et commence à réciter une liste de mots qui contiennent le mot «cul». Ok… peut-on repasser à la menace nucléaire en Russie? C'était honnêtement moins douloureux. Antoine de Caunes, vrai gentleman, la laisse cependant finir son petit happening tout pourri. Il est sympa, moi je l'aurais direct plaquée en mode Stade toulousain.
Les serveurs parisiens quand tu leur dis «On va régler séparément».
Parmi les beaux moments, on note la récompense très méritée d'Anamaria Vartolomei, meilleur espoir féminin pour son rôle dans le superbe L'Événement, et les nombreuses victoires d'Annette (même si Baby Annette a été injustement snobée). Mais aussi et surtout, le discours de remerciement de Vincent Lacoste (meilleur second rôle dans Illusions perdues), tellement imbibé qu'on aurait pu le faire flamber.
Avec un charme aussi redoutable que celui du Chat Botté dans Shrek et un entrain inégalé, l'acteur enchaîne les fous rires sur scène et débite une succession de platitudes: «Écoutez je vais faire assez classique hein. [...] Je remercie ma famille, je remercie, euh, mes amis. [...] Merci aux cinéastes, voilà, c'est une chance absolue de travailler avec des cinéastes.»
Personne n'a aussi bien meublé depuis la fois où on m'a demandé «Quels sont les effets de l'élection au suffrage universel direct de l'exécutif?» en première année de fac. On dirait qu'il a cherché «discours de remerciements» sur Google cinq minutes avant de monter sur scène, et c'est magique. C'est un éloge de la banalité, une performance méta exceptionnelle qui élève le poncif au rang de poésie. Merci pour ce moment.
Dans les tops de la soirée, on notera aussi:
- Le coscénariste d'Illusions perdues, Jacques Fieschi, qui vient récupérer son César en jean.
- «Les nommés pour le César du meilleur son, sont».
- Aissatou Diallo Sagna, récompensée pour son incroyable interprétation d'une aide-soignante au bout du rouleau dans La Fracture.
- Pio Marmaï qui danse avec ses doigts pendant l'interprétation live de «So May We Start».
Quand tu comptes combien de jours il te reste avant la dépression nerveuse.
On dit souvent que les César sont une farce complètement déconnectée de la réalité. Et c'est vrai. Dans un autre exploit dadaïste, l'Académie décide de décerner le César du meilleur film étranger à… Florian Zeller. Même un scénariste des Guignols n'y aurait pas pensé. The Father, qui on le rappelle, était un des meilleurs films de 2020 pour The Guardian. Oui, ça fait une pandémie entière que ce film a été diffusé pour la première fois.
Toutes nos pensées vont à Compartiment n°6, Drive My Car, First Cow, Julie (en 12 chapitres), Madres paralelas ou La loi de Téhéran. C'est rare, les moments où on se dit que littéralement n'importe quel autre choix aurait été meilleur, mais je suis sûre qu'on aura l'occasion de reproduire l'exploit en avril 2022.
Parmi les flops, on retient surtout le moment où Antoine de Caunes s'allonge par terre pour signifier son ennui pendant le discours de remerciement de l'équipe du Sommet des dieux (Antoine, j'ai déjà testé ce caprice une fois pour que ma mère arrête de m'expliquer comment marche une déclaration d'impôts, ça ne fonctionne jamais).
On peut aussi citer le réalisateur Arthur Harari qui, en référence aux plateformes de streaming, affirme qu'«on ne va pas au supermarché pour avoir une émotion», ignorant complètement le fait que les cordons bleus Père Dodu et les chips au fromage font partie intégrante de mon équilibre émotionnel. Et puis, alors que ça avait si bien commencé, ils ont voulu faire danser les gens de l'assemblée sur du Stromae. À minuit quatorze. J'aurais encore préféré une troisième guerre mondiale.
Alors voilà. Comme les César, je n'ai pas vraiment réussi à faire court, et j'aurais sans doute pu être plus drôle. Mais comme les César en temps de pandémie et d'instabilité géopolitique, je fais de mon mieux.
Retrouvez chaque semaine Amies, le podcast d'Anaïs Bordages et Marie Telling dans lequel elles (re)découvrent des séries cultes