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Devant l'élection de Miss France 2022, on a renié nos principes le temps d'une soirée

Temps de lecture : 6 min

Cette semaine, on inhale du mac and cheese en jugeant d'autres femmes.

Diane Leyre, Miss France 2022, et Jean-Pierre Foucault. | Capture d'écran via TF1.fr
Diane Leyre, Miss France 2022, et Jean-Pierre Foucault. | Capture d'écran via TF1.fr

Bienvenue dans Anaïs regarde la télé. Le principe de cette chronique hebdomadaire est simple: son autrice s'appelle Anaïs Bordages et parfois, elle regarde la télé.

Vous connaissez The Purge, le film d'horreur dans lequel pendant douze heures, tout crime devient légal pour que les gens puissent se défouler? Le concours Miss France, c'est un peu la version sexiste de ça. Chaque mois de décembre, TF1 accorde un passe-droit à la nation pour reluquer sans honte, critiquer et objectifier à outrance des dizaines de femmes en bikini. Même les plus féministes d'entre nous renient leurs principes le temps d'une soirée, pour savourer non sans culpabilité cette tradition archaïque qu'est l'élection d'une nouvelle miss.

Ce samedi soir, chaque détail physique sera inspecté, jaugé et stigmatisé. Nous n'appellerons pas ces femmes par leur nom, comme de véritables êtres humains, mais par leur région (exemples: «mignonne, Aquitaine»; «par contre pour Auvergne ils ont vraiment raclé les fonds de tiroir»). Nous, femmes de 1 mètre 63 incapables de rentrer dans un 36 sans nécroser un rein, trouverons en «Miss France» un exutoire honteux… mais tellement fun. Alors c'est parti pour la soirée annuelle où l'on juge les femmes sur leur apparence –ah non excusez-moi, on me dit dans l'oreillette que ça c'est tous les jours.

Après une introduction confondante (pourquoi ça commence sur la musique du Roi Lion?), Jean-Pierre Foucault surgit derrière une brochette de danseurs: c'est bon, on ne s'est pas trompé de chaîne. Apparemment, le thème de la soirée sera la comédie musicale, d'où Le Roi Lion. Plus tard, l'émission a prévu un numéro dansant sur «Singin' in the rain», qui prouvera une fois de plus que Tom Holland est une créature divine et que personne ne devrait tenter de reproduire son génie.

Le variant omicron dans les soirées raclette.

La directrice Sylvie Tellier est également de la partie. «Elles sont belles… charismatiques… et libres!!», nous dit-elle avec un sourire de xénomorphe. Bah encore heureux, manquerait plus qu'elles soient là sous la contrainte. Enfin, Foucault et Tellier accueillent sur scène un invité d'honneur, Jean-Pierre Pernaut, et je réalise que je ne l'ai peut-être jamais vu autrement que cadré à la taille?

Ce soir on juge

La deuxième élection la plus anxiogène du moment débute, et pour nous autres mortels en train d'inhaler un saladier entier de mac and cheese sur notre canapé, les règles sont simples: juger, juger, juger ces femmes à la plastique parfaite. Globalement, on est face à des meufs toutes plus sublimes les unes que les autres. Mais comme on dirait qu'elles ont toutes été produites en usine, la moindre miss qui a un nez légèrement plus pointu, des cheveux un peu plus plats ou des dents un poil asymétriques, est immédiatement considérée comme le plus gros thon de l'univers. C'est ça, la magie de «Miss France».

On entre dans le vif du sujet avec les présentations des miss, et on frissonne en pensant au harcèlement scolaire qu'ont dû subir certaines candidates: Julie Crétin? LOLITA FERRARI???? Une seule explication: ce ne sont pas des vraies miss mais des agents du FBI infiltrées. Toutes nos pensées vont aussi au créateur de mode et partenaire de l'émission, Nicolas Fafiotte. Dur.

Physiquement, on l'a dit, elles sont toutes identiques. Sylvie Tellier a beau marteler régulièrement que le poids n'est pas un critère, bizarrement on attend toujours de voir une miss faisant un 40 (et je ne vous parle même pas d'un 52). Les seuls critères officiels: faire plus de 1 mètre 70, et avoir entre 18 et 24 ans. D'ailleurs, Miss Tahiti explique dans sa vidéo de présentation qu'elle a eu chaud: «À 24 ans, c'était maintenant ou jamais.» Bah c'est sûr, l'année prochaine t'es périmée meuf, j'espère que t'as déjà pensé à congeler tes ovocytes et réserver ton caveau au cimetière, ça va arriver vite tu sais.

Niveau personnalités, là aussi, c'est l'attaque des clones. «Ce soir, nous célébrons la femme dans toutes ses formes», affirme Miss Normandie. Toutes ses formes étant: étudiante en marketing digital, communication ou tourisme. Ah, et il y en a toujours une qui fait de l'équitation. Toujours.

Mais LA tendance 2022, visiblement, c'est la victoire de la féminité: elles ont toutes grandi «garçon manqué», avant de finalement surmonter tous les obstacles pour s'inscrire à un concours de beauté. Diane Leyre, la future Miss France 2022, le dit dans son portrait: «Je n'étais pas très coquette, j'ai acheté mon premier fond de teint il y a trois mois, j'ai même dû apprendre à marcher avec des talons. Mais tout s'apprend, et j'en suis très fière.» Un récit bouleversant de lutte contre l'adversité.

Nos régions ont du talent

Le moment le plus gênant, c'est la séquence des costumes régionaux, dont on a parfois du mal à distinguer la signification (pourquoi y en a une avec un éléphant géant sur l'épaule?). Le pire étant le cosplay Napoléon de Miss Corse –on n'a pas besoin de ça en ce moment, Miss Corse!! Hormis quelques fabuleuses exceptions (Miss Midi-Pyrénées et son énorme croix occitane au niveau de l'entrejambe), on regrette que les tenues ne soient pas plus aventureuses, façon Miss Univers ou Eurovision. Pourquoi pas un costume «cabécou» pour Miss Aquitaine, un diadème «kouign-amann» pour Miss Bretagne, une cape «pollution atmosphérique» pour Miss Île-de-France?

Le plus savoureux, ce sont les discours insipides et policés à l'extrême des miss. «J'adore chanter, j'ai même pris des cours de chant.» «J'adore les sorties culturelles, les voyages.» J'ai déjà vu des passoires avec plus d'individualité. Mais c'est le jeu, malheureusement: on sait bien que montrer la moindre aspérité les éliminerait automatiquement.

«De par mes études je suis quelqu'un de bienveillant», affirme de son côté Miss Côte d'Azur, qui n'a pas cligné des yeux depuis le début de la cérémonie, et qui s'agrippe à son micro comme si c'était une barre de caserne. Je me prends à imaginer que tous leurs speechs contiennent des signaux codés d'appel à l'aide.

En fait, c'est terrifiant de regarder «Miss France»: elles tremblent, elles trébuchent, et elles sont sans doute nourries au Red Bull depuis trois jours. J'envie peut-être leur ventre plat, mais certainement pas la surveillance intense à laquelle elles sont soumises.

Les tentatives d'union de la gauche.

À un moment, Miss France 2021 débarque, et elle se met immédiatement à pleurer –sans doute parce qu'elle a été élue l'année du confinement, des frontières fermées et des masques chirurgicaux. On la comprend: être Miss France sur Zoom, c'est pas une vie. Dans un montage, on la voit transmettre aux autres miss tout ce qu'elle a appris depuis un an: «Miss France c'est une force de caractère, c'est des propos.» C'est des propos??? Je sais que nous offrir des déclarations aussi profondes qu'un frisbee, c'est précisément le principe de l'émission, mais là il est presque minuit, et ça commence à piquer un peu.

Profondément politique

Les anecdotes s'enchaînent. Une jeune femme raconte son Erasmus à Barcelone: «J'ai passé un an à l'étranger, ce qui m'a permis de m'ouvrir au monde et de m'ouvrir aux autres.» Miss France 2021: «Mon costume s'est détaché sur scène et voilà la morale c'est que vraiment il faut aller jusqu'au bout.» Ce qui est incroyable avec ce concours, c'est que même l'action la plus prosaïque, comme manger du pain, peut se transformer en symbole de paix et d'union: «Hier j'ai débouché mes chiottes, car je crois que chacune d'entre nous, y compris ma cuvette, a droit à un nouveau départ.»

L'apothéose, ce sont les questions posées aux cinq finalistes à la fin de l'émission: «Récemment, Joséphine Baker est entrée au Panthéon. Qu'est-ce qui fait selon vous la force de la femme, et pourquoi?» Réponse: «La force de la femme se tient dans le fait qu'elle ose se présenter, qu'elle ose accomplir des choses.»

Avec la question suivante, on bascule un peu plus dans la politique, ça tire à balles réelles: «“Liberté égalité fraternité” est la devise de la France. Pensez-vous que cette devise soit encore d'actualité?» La miss répond: «Hé bien je pense en effet que cette devise est toujours d'actualité.» Pour une raison incompréhensible, le public se met à applaudir de toutes ses forces.

On leur dit vraiment bravo pour le strict minimum. L'année prochaine, on leur fera une standing ovation pour avoir dit que «tuer les gens c'est mal» et «il faut mettre une capuche quand il pleut». La miss poursuit: «La liberté d'expression; par exemple ce soir, quinze candidates ont eu l'occasion de prendre la parole.» Miss France et les suffragettes: même combat.

Féminisme washing

On termine avec une question choc: «Que répondriez-vous aux personnes qui disent que l'élection Miss France est sexiste?» La pauvre Miss Tahiti se contorsionne du mieux qu'elle peut pour résoudre ce paradoxe insoluble: «Aujourd'hui en tant que femme, nous avons le droit de défiler, de se prendre en photo…» Ah oui quand même.

Si je peux me permettre un conseil au comité Miss France: laissez le féminisme aux féministes? Personne n'est dupe, alors restez sexistes! Restez chauvins! Assumez la dimension complètement patriarcale et rétrograde de ce concours, jouez-la à fond! Et mettez-nous des costumes cabécou, tant qu'on y est! Ou alors, supprimez le concours.

Mais poser une question sur le sexisme à 0h23, pour tenter de justifier l'existence de cette élection de plus en plus anachronique, ça ne sert à rien, en fait. Même si j'avoue que quand Amel Bent a déclaré que «les miss représentent le fruit du combat des femmes aujourd'hui», on s'est bien marré.

Retrouvez chaque semaine Amies, le podcast d'Anaïs Bordages et Marie Telling dans lequel elles (re)découvrent des séries cultes.

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