«In tartiflette we trust» est le slogan officiel du site Skipass depuis 2001, décliné en sacs, sweats, tee-shirts, stickers et consorts. Et par extension, celui d’un certain nombre de riders et rideuses bonnetés, bien au-delà des frontières de la Haute-Savoie et du territoire de l’AOP du reblochon…
Si vous croyez aussi au culte montagnard de la tartiflette, vous pensiez peut-être que c’était une bonne vieille recette savoyarde, que les pépés se préparent depuis des siècles, au coin du feu. Et bien en fait, pas tout à fait.
Certains recoins des Internets, mais aussi Christian Millau, dans son Dictionnaire amoureux de la gastronomie, déclarent que la tartiflette est une invention marketing récente. Quand ce dernier évoque le reblochon «spécial tartiflette», une «invention "terroir"», il explique que c’est «comme d’ailleurs la fameuse tartiflette "ancestrale", créée dans les années 1980 par le syndicat interprofessionnel pour "booster" le marché».
Mais le Syndicat Interprofessionnel du Reblochon ne valide pas du tout cette théorie. Lucile Marton, sa directrice, explique que «nous ne sommes pas à l’initiative de la création de cette recette, même si on ne peut pas nier que la filière en a bénéficié».
D’après les professionnels du reblochon, l'histoire de la tartiflette est évidemment liée à celle du fameux fromage, né aux alentours du XIIIe siècle. C’était alors un produit destiné à une consommation familiale:
«A l’époque, les propriétaires terriens, moines ou nobles, de la vallée de Thônes détenaient sur les paysans le droit d’ociège (droit perçu par les propriétaires sur l’exploitant de l’alpage. Cette redevance, perçue une fois par an, était basée sur le nombre de pots de lait produits en un jour par le troupeau), imposant à ces derniers une taxe sur la quantité de lait produite par jour. Mécontents, les fermiers mettent au point une parade et pratiquent une traite incomplète afin de réduire le prix à payer. Dès le départ du contrôleur, ils procédaient à une seconde traite dont ils utilisaient le lait, très riche en crème, pour fabriquer le fromage. Le Reblochon doit ainsi son nom à cette petite fraude, appelée localement la “rebloche”. En patois “re-blocher” signifie pincer les pis de la vache une deuxième fois.»
Ensuite, en 1860, la Savoie est intégrée à la France, le commerce du reblochon est favorisé par l’arrivée du chemin de fer à Annecy. Le fromage des fermiers rebelles se développe plus encore au XXe siècle, jusqu’à la première crise de surproduction des années 1930. Quelques décennies plus tard, rebelotte, nouvelle crise de surproduction:
«Un affineur, embarrassé par de grosses quantités de Reblochon trop coulant pour être expédiés, eu l’idée de réinventer une recette des Aravis appelée Pêla ("mélange" en patois local). La pêla était à l’origine une fricassée de pommes de terre avec laquelle le Reblochon s’accommoda fort bien. Cette recette connue immédiatement un succès local, particulièrement dans les stations de sports d’hiver des Aravis. Un restaurateur de La Clusaz, pour se démarquer de ses concurrents, rebaptisa la pêla, tartiflette (…). La saveur du plat conjugué au nom plus «sonnant» de Tartiflette fit devenir la recette incontournable des cartes des restaurateurs savoyards et se diffusa dans toute la France.»
L’histoire ne dit pas le nom de l’affineur et du restaurateur de La Clusaz. Mais la tartiflette serait donc un mets inspiré d’un plat traditionnel, réinventé par des professionnels malins pour écouler des stocks commençant à dégouliner, avec en plus un nom venu du patois savoyard, puisque tartiflye signifie pomme de terre.
Du rebloch’ et rien d’autre
Alors, que met-on dans une vraie tartiflette? Evidemment, du Reblochon. Pas du morbier (dans ce cas là, on fait une morbiflette, mais c’est une tout autre histoire, assez séduisante aussi).
Pas de cet infâme «fromage à tartiflette» non plus. Non, du vrai reblochon, c’est à dire un fin fromage originaire de la vallée de Thônes, défendu par une AOP (Appellation d’Origine Protégée) bien précise, avec un cahier des charges strict: zone de production limitée à une grande partie de la Haute-Savoie et au Val d’Arly en Savoie, lait sélectionné et toujours cru, issus de trois races, l’Abondance, la Tarine et la Montbéliarde nourries de pâturage d’alpages l’été et de foin l’hiver... Un fromage riche en goûts, puisque normalement, il peut vous évoquer un tas de choses, le petit lait, la crème, le cuir, la vache, l’étable, le sous-bois, le champignon, le foin, la levure de boulanger, la noisette, et même un peu la vanille!
En termes de quantité, «il faut compter un demi reblochon pour deux personnes», explique Alexandra Schmidt, chef du restaurant des Rochers Blancs, au Semnoz. Et n’oubliez pas d’enlever la petite pastille collée sur le reblochon, théoriquement pas très comestible.
Des patates et des lardons
Il faut «choisir des pommes de terre à chair ferme, comme des Charlotte ou des Monalisa. Cuisez-les en robe des champs, dans très peu d’eau, sans les noyer, pour qu’elles restent fermes», précise cette pro de la tartiflette.
Le sacrilège de la patate? «Acheter des pommes de terre sous vide. C’est une aberration, tout est simple si on a des bons ingrédients, mais il faut avant tout que les matières premières tiennent la route!», souligne Alexandra Schmidt. Quand aux lardons, ce sera meilleur si vous les choisissez fumés.
De la crème?!
Voilà une épineuse question. Beaucoup de recettes ajoutent un trait de crème fraîche dans la tartiflette. Skipass en ajoute 12 cl, Savoie Mont-Blanc (le site touristique des départements de Savoie et Haute-Savoie) arrose le plat d’un pot, Alexandra Schmidt des Rochers Blancs aussi, mais en précisant que le plat ne doit surtout pas baigner dans la crème… Marc Veyrat lui-même met de la crème et même du lait. Lucile Marton, directrice du Syndicat Interprofessionnel du Reblochon, précise: «nous n’avons pas de religion, il y a plusieurs recettes, c’est une question de goût».
Je suis bien embêtée, car selon ma conviction intime de haut-savoyarde, ON NE MET PAS DE CREME FRAÎCHE DANS UNE TARTIFLETTE, ça risque d'atténuer le fort et sauvage goût du reblochon. C’est un point de vue personnel et je connais beaucoup de gens prêt à entrer dans un comité de soutien (est-ce une ligne de clivage entre les habitants?), mais dans un souci d’objectivité, nous proposerons les deux options.
Voilà pour la matière première, passons maintenant à la recette en bonne et due forme.
Ingrédients
1 kg de pommes de terre
200 g de lardons
3 oignons
1 reblochon
Sel et poivre
Faites cuire les pommes de terre dans une grande casserole remplie d’eau bouillante. Piquez-les avec la pointe d’un couteau pour vérifier la cuisson. Au bout de 15 ou 20 minutes, elles devraient être cuites, tout en restant fermes. Egouttez-les, laissez-les refroidir et épluchez-les. Puis coupez-les en grosses rondelles.
Emincez les oignons. Dans une grande poêle, faites revenir les oignons et les lardons (avec un peu d’huile et de beurre si vous voulez, mais normalement le gras de lardons suffit à faire fondre les oignons). Quand le tout sent bien bon à 200 mètres à la ronde, ajoutez les patates pour les faire légèrement griller. Salez et poivrez. Mettez votre fricassée dans un plat à gratin. Ajoutez 15 cl de crème fraîche si vous êtes de cette école là.
Préchauffez le four à 200°C. Coupez le reblochon dans le sens de la longueur, puis en quarts. Déposez ces quarts sur le plat. Enfournez votre tartiflette pour environ 25 minutes. La croûte doit être bien dorée et grillée (entre nous, c’est le meilleur). Et c’est réglé, à accompagner d’une salade symbolique et d’une bouteille de blanc de Savoie.
La star des restaurants savoyards (reprise allégrement par des fabricants de boîtes de conserves et de plats surgelés) n’est évidemment pas la seule fierté gastronomique du coin.
Il y a aussi des trucs dingues comme, pour ne citer qu'un exemple parmi d'autres, la matouille des Bauges (massif à cheval sur la Savoie et la Haute-Savoie). Imaginez une tome des Bauges, presque entière, fondue au four avec des gousses d’ail et du vin blanc. Continuez de rêver, pensez à votre assiette remplie des patates cuites à l’eau, arrosées à la louche de cette sublime matouille brûlante, délicieuse et odorante.
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L.H.