Pierre Bourdieu parlait de «circulation circulaire de l'information» pour qualifier la diffusion d'une information justifiée moins par sa véracité que par sa seule couverture médiatique. Nous assistons ce 10 février à une extraordinaire boucle avec la «rumeur» –mot qui n'en finit décidément pas de revenir ces dernières semaines– d'une liaison entre Barack Obama et la star de la pop Beyoncé. L'occasion rêvée pour observer le circuit de la rumeur.
1. Un média national: la radio | environ 9h30
Une information qui ne repose que sur les dires d'un paparazzi français, Pascal Rostain, invité ce lundi matin de l'émission Le grand direct des médias de Jean-Marc Morandini pour notamment évoquer la révélation par Closer de la liaison entre Julie Gayet et François Hollande.
Il en a profité pour annoncer:
«Vous savez, en ce moment, aux Etats-Unis, il y a quelque chose d'énorme qui est en train de se passer. D'ailleurs, ça va sortir demain dans une édition du Washington Post, on ne peut pas dire que ça soit de la presse de caniveau, sur une liaison supposée entre le président Barack Obama avec Beyoncé.»
Et le photographe d'ajouter que le tout allait aussi être relayé par le «Financial times», évoquant le nom d'un certain «Jim Barrett», avec qui il se serait entretenu au téléphone à ce sujet –de notre côté, nous n'avons retrouvé sur Internet la trace que d'une certaine Claer Barrett au Financial Times.
2. Jean-Marc Morandini | 10h51
A la suite de sa diffusion dans la matinée, la sortie du photographe s'est par la suite logiquement retrouvée sur le site de Jean-Marc Morandini, jamais avare en annonce d'«exclusivités».
3. Les sites belges | 11h05
Rapidement la rumeur se propage sur différents sites francophones belges, mais aussi français, souvent bien alimentés en info people:

Capture d'écran de Google Actu à 15h
Le tout avec les précautions et formules d'usage: «rumeurs», «info ou intox?» et conditionnel à tous les étages.
4. Un site roumain | 13h10
Les premiers articles non francophones ne sont pas américains, mais par exemple roumain:
5. Le Figaro | 13h48
Le Figaro reprend les déclarations de Rostain, précisant (ce qui donne du crédit aux déclarations du photographe):
«Pour l'instant, tout ne repose que sur la parole de Pascal Rostain. A 56 ans, ce photographe respecté a trente ans de carrière derrière lui. On lui doit de nombreux scoops mondiaux (...) Redouté pour ses talents d'investigation, son côté “filou” et son goût de la provocation, il a la particularité d'être à la fois proche de Carla Bruni-Sarkozy (...) et de Valérie Trierweiler à qui il prêtait son appartement lorsque celle-ci avait besoin de voir discrètement François Hollande. Même quand il fait dans la provocation, il y a toujours une part de vérité dans ce qu'il raconte. Vu son carnet d'adresses et ses liens, notamment commerciaux, avec la presse américaine, il ne serait pas étonnant qu'il soit au courant de ce que préparerait le Washington Post.»
A la suite du Figaro, d'autres médias se lancent, comme Le Point à 16h, qui lui classe l'article en insolite (Le Figaro le place en culture).
A ce moment-là, l'association des termes «Beyoncé» et «Obama» étaient bien placés dans les résultats de recherche sur Google et Twitter en France, mais il était en revanche notable qu'il n'en était rien aux Etats-Unis.
Les termes les plus recherchés ce jour sur Google, en France (à gauche) et aux Etats-Unis (à droit)
6. La marche arrière de Rostain sur Public | 15h25
Le paparazzi à l'origine de l'emballement a effectué un joli rétropédalage dans Public, déclarant:
«Je n’ai jamais dit que le scoop Obama-Beyonce sortirait demain!»
7. Un site israélien | 15h42
La reprise s'étend à Israël:
Morandini devient un tabloïd français «anonyme» et il n'est pas fait mention du rétropédalage de Rostain.
8. Le démenti du Washington Post | 17h
Nous avons contacté le Washington Post et le Financial Times, censés révéler l'affaire Beyoncé/Obama, par mail afin de comprendre pourquoi leur nom avait été cité par Pascal Rostain. Une journaliste du Washington Post nous répond à 17h38, pointant vers la réaction officielle de la directrice de la communication du quotidien, Kris Coratti, qui dément sur Poynter ce qu'a dit le paparazzi. La même Kristine Coratti affirmait à 17h sur Vanityfair.fr:
«Je peux vous dire que c’est faux. (...) Le Washington Post ne prépare pas d’articles [de ce genre].»
20minutes a également contacté People.com, qui «affirment ne pas avoir eu d’échos de cette prétendue liaison ni d’éventuelles révélations imminentes à ce sujet. L’un se contente de commenter: “Je n’imagine pas que lui, entouré de gens politiquement correct, plus que Hollande, puisse faire quelque chose d’aussi imprudent.”».
10. Le résumé de Gawker | 18h
Le site américain Gawker reprend l'information en citant le Figaro, «deuxième plus grand journal de France» et se moque de la presse française qui relaie cette histoire «évidemment complètement insensée».
Le site arrive tout de même à faire un titre avec les mots «vrai», «Obama», «Beyoncé» et «ont une aventure»...
Il y a quelques semaines, le monde s'était également emballé autour d'une série de clichés pris à la cérémonie d'hommage à Nelson Mandela, censée illustrer les tensions à l'intérieur du couple Obama. Le photographe de l'AFP à l'origine de ces images s'était par la suite fendu d'une explication des coulisses de la prise de vue, démentant les esquisses de scénarios mélodramatiques.
Il y a un mois, un tabloïd, le National Enquirer, évoquait carrément des rumeurs de «divorce» par un titre plus appeau à clics que jamais (majuscules d'origine): «EXCLUSIVITÉ MONDIALE: LA BOMBE DU DIVORCE DES OBAMA!»
Un traitement que même le tabloïd britannique Daily Mail choisissait de relativiser:
«The National Enquirer a cité seulement des informateurs sous couvert d'anonymat pour soutenir ces affirmations sensationnelles, et c'est difficilement la source d'actualité la plus fiable.»