Boire & manger / Société

Comment attirer l’attention du barman (la nuit dans un bar à cocktails)

Temps de lecture : 6 min

Il y a d'autres options que d'interpeller le bartender par un surnom inventé ou de miser sur le décolleté plongeant.

REUTERS/Andrew Winning.
REUTERS/Andrew Winning.

Enfin une étude utile! Des chercheurs allemands ont identifié la meilleure méthode pour se faire servir avant tout le monde dans un bar surpeuplé. Leurs conclusions réclamaient l’épreuve du terrain parisien. Nous nous sommes dévoués.

L’importance du sujet vous aura en principe échappé, bien qu’il mobilise des crédits européens non négligeables. Le mois dernier, des chercheurs en sciences du comportement de l’Université de Bielefeld, en Allemagne, ont publié dans la revue Frontiers in Psychology les résultats d’une étude appelée à faire date. Après des mois d’un travail exhaustif sur le terrain, outre-Rhin essentiellement (avec une incursion à Edimbourg), les universitaires on réussi à identifier la meilleure méthode… pour attirer rapidement l’attention d’un bartender, la nuit dans un rade bondé.

Des recherches très attendues pour quiconque n’a plus l’âge de fuser de long en large tel un Bip-Bip trépané devant le comptoir en moulinant des bras comme un rotofil. L’équipe, dirigée par le Dr Sebastian Loth, a pu isoler les éléments de langage corporel qui, sans même prononcer un mot, dans un environnement sombre, bruyant et surpeuplé, accroissent vos chances de ne pas poireauter pour un mojito comme si on distillait le Havana Club verre par verre à Cuba.

La tactique gagnante? On vous la transmet brut de fût: «Deux signaux non verbaux concomitants sont nécessaires pour déclencher le signal que vous avez l’intention de commander une consommation, a révélé le Dr Loth à la presse britannique enthousiaste. Primo, le client doit se positionner au comptoir du bar et, secundo, il doit regarder le bartender.» Ah.

Si vous aviez l’habitude de vous enfermer dans les toilettes pour compter les carreaux de faïence en attendant que votre whisky sour surgisse comme par magie, il va falloir changer de stratégie, c’est désormais une certitude scien-ti-fi-que.

Des heures de décryptage d’enregistrements vidéo dans des bars allemands et écossais le prouvent: regarder le bartender depuis le comptoir suscite à 95% une prise de commande rapide. Regarder les bouteilles fait chuter ce taux à 5%. Regarder la carte, à 1%.

Claquer des doigts, ça ne marche pas

Evidemment, votre expérience comme la mienne contredisent ces conclusions de toutes leurs forces. Essayez donc de regarder dans les yeux un barman qui s’agite tête baissée dans un éclairage plus tamisé qu’une nuit sans lune sous une cagoule: vous aurez au mieux une nanoseconde pour capter son regard quand il ira chercher la glace, à condition de ne pas attendre TROP calmement, auquel cas vos voisins plus entreprenants vous auront éjecté du zinc en trois coups de coude dans les côtes et un sourire pour absorber le choc.

Tout en adressant un bravo silencieux et admiratif aux universitaires qui ont réussi à se faire financer une giga-tournée des bars jusqu’à Edimbourg pour pondre cette somme inutile, gardons à l’esprit que ces travaux visaient surtout à nourrir des recherches sur l’intelligence artificielle et à perfectionner James.

James? Joint Action in Multimodal Embodied Systems, un robot barman capable de reconnaître les comportements humains, financé par l’Union européenne et dont on perçoit encore mal l’utilité –hormis qu’il n’attendra pas de pourboire.

Nicolas, bartender au Silencio, l’établissement ouvert par David Lynch à Paris, confirme pourtant obstinément l’étude du Dr Loth en préparant ses Yogi Old Fashioned (il fait flamber de l’angostura vaporisé en spray pour fumer le cocktail à base de Nikka From the Barrel et y ajoute un sirop maison «ayurveda»): «La personne qui me regarde, qui reste calme et qui me dit un truc gentil a plus de chances d’être servie que celle qui s’agite et fait l’hélicoptère ou –pire– claque des doigts névrotiquement.» Voire…

Papoter avec vos amis en attendant qu’on vous demande ce que vous prenez ne vous mènera nulle part, concluent les chercheurs teutons, mais agiter de l’argent peut susciter une réaction, bien que beaucoup de barmen s’en défendent. Sullivan, passé par l’XP et le Prescription avant de s’épanouir au Sherry Butt, un sympathique bar à whisky qui s’est installé récemment à la Bastille, se fait un peu prier en préparant ses Flights, des plateaux dégustations de quatre whiskies organisés par thématiques (Peaty and Smoky, All Across Japan, The Irish Pride…):

« Ici, on a la chance d’avoir une clientèle civilisée, qui attend patiemment d’être servie.»

OK, mais dans les endroits moins… «civilisés»? Dans les bars néandertaliens qu’il a fréquentés du bon côté du comptoir –celui des bouteilles?–, «j’ai vu des mecs qui fendaient la foule en agitant des billets de la main comme on tendrait une carotte à un âne. En général, je prenais les billets, je les posais sur le comptoir… et je servais le client à côté».

Se mettre à l'autre bout du bar, ça marche moins bien

«Les gens ont l’habitude des bars à bières où le barman balaie le comptoir», explique posément Lucas, bartender au Perchoir. Ce speakeasy (comprendre: un bar caché, comme au temps de la Prohibition américaine, que rien ne permet d’identifier depuis la rue et dont les initiés se repassent l’adresse), qui a ouvert en juin, déploie l’un des plus beaux rooftops de Paris sur un toit coiffant le 7e étage d’un immeuble de bureaux entre Oberkampf et Ménilmontant.

«Dans les bars à cocktails, reprend ce diplômé d’école de commerce qui a préféré les shakers aux start-ups, le bartender a un poste de travail, où il a tout son matériel, ses garnish, etc. Pour être servi au plus vite, il faut se placer en face du poste, et pas à l’autre bout du comptoir où l’on ne vous verra pas immédiatement, créer un contact visuel, sourire. Et éviter d’attirer notre attention quand on est occupé à préparer une commande: en général, on a déjà la suivante en tête et on commence à calculer mentalement l’adition…»

«Le plus énervant, reprend Lucas sans froncer son regard bleu, c’est le type très sûr de lui –en général, il bosse dans la com’– qui arrive au bar et vous interpelle par un surnom : “Hé, ma biche, tu nous remettras 3 Dark’n Stormy [le best-seller de la maison, à base de rhum Diplomatico, ndlr]!”»

Frédéric Le Bordays, qui a ouvert L’Artisan dans So-Pi (South Pigalle. Le nord du IXe arrondissement, quoi), est lui un pragmatique:

«Pour attirer l’attention du bartender? Eh bien, on fait en sorte de ne pas venir quand c’est archi-bondé.»

Certes, en passant à l’heure du thé dans les bars à cocktails, on a toutes les chances de ne pas attendre sa limonade. Mais vous comprenez les limites de cette stratégie…

Autre chose? «Inutile de faire comme si vous connaissiez le bartender ou le patron de longue date. D’abord parce qu’il arrive que le patron SOIT le bartender, sourit le mixologue en twistant une vodka sour à base de Pyla (une vodka bordelaise) avec du sureau et un smash de basilic. Et puis, classique, on évite de bousculer tout le monde en hurlant comme un tordu ou, pour les cas extrêmes, de passer de l’autre côté du bar –du vécu!– afin d’accélérer le mouvement.»

Un signe de tête, ça peut suffire

Il y en avait, une de ces queues, devant la réplique du Please Don’t Tell au dernier Whisky Live! Les organisateurs avaient eu l’amusante idée de recréer une version éphémère du mythique speakeasy new-yorkais, le PDT (prononcez piditi) pour les intimes, dissimulé au fond d’une boutique de hot dogs de l’East Village.

Une fois passés la porte et le cerbère qui filtrait sans molesse, le calme et le vide tranchaient avec la foule piétinant à l’extérieur. C’et là que John et Jeff, exportés pour trois jours du PDT new-yorkais, confirment: attendre-sourire-respect-bla-bla-bla; ne pas siffler-claquer des doigts-ni de la langue comme les Bushmen.

Stanislas Jouenne, ex-mixologue au Barfly –entre autres–, qui gère aujourd’hui la boutique Odéon de La Maison du Whisky et y donne des masterclass cocktails très courues, profite du calme pour développer:

«Tu regardes le bartender droit dans les yeux, calmement, façon James Bond, et tu lui fais un léger signe de tête –qu’il va te renvoyer. Cela veut dire: j’ai les plans de la fusée soviétique, on peut procéder à l’échange du microfilm je t’ai calculé c’est bon, dès que j’ai cinq minutes je m’occupe de toi.»

Devant mon air dubitatif, il ajoute en étouffant un sourire:

«L’autre méthode : tu viens avec un décolleté plongeant. C’est minable, je le reconnais, mais on obtient de bons résultats. Voilà pourquoi au PDT, on accueille 50 personnes à la fois au maximum: l’ambiance est conviviale, la musique ne couvre pas les conversations, on a toute l’attention du bartender et on n’attend pas des heures pour être servi.»

Non. Seulement pour y entrer.

Christine Lambert

Les adresses parisiennes de notre étude scientifique: Le Sherry Butt: 20 rue Beautreillis; Le Silencio: 142, rue Montmartre, Le Perchoir: 14, rue Crespin-du-Gast (ascenseur pour le 7e); L’Artisan : 14, rue Bochart-de-Saron.

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