C’est l’une de ces coutumes barbares que les Ecossais ne s’expliquent toujours pas: pourquoi diable les amateurs français de whisky savourent-ils le plus souvent leur scotch sec? Eux-mêmes y ajoutent de l’eau pour en révéler tous les arômes et en réduire le degré d’alcool –sauf s’il s’agit d’un vieux whisky, auquel cas le troubler vaudra excommunication.
Les Américains y jettent des glaçons, les Japonais l'allongent d'eau gazeuse et le tassent dans la glace pilée, les Chinois le mélangent au thé vert, les Vénézuéliens le diluent dans l’eau de noix de coco, les Bulgares le dopent aux boissons énergisantes, sans parler des hérétiques qui, partout dans le monde, le noient dans le Coca. Mieux: le whisky redevient à la mode dans la mixologie, et les bars à cocktails s'en emparent fiévreusement. Ce qui fait qu'aujourd'hui on peut trouver à peu près tout, voire n’importe quoi, dans un verre à whisky. Faut-il s’en inquiéter?
«So what? provoque Sam Simmons, alias Dr Whisky sur son blog, et brand ambassador pour The Balvenie. L’objectif premier, c’est d’apprécier ce qu’on boit, alors buvez votre whisky comme vous l’aimez: sec, allongé d’eau, avec des glaçons, avec du lait – peu importe, faites-vous plaisir! Ceci posé, l’intérêt infini des single malts repose dans les différences subtiles qui interviennent entre les distilleries, les âges, les fûts, etc. Y ajouter des arômes gomme forcément ces subtilités, autant jouer à cela avec d’autres alcools.»
Partons du postulat que l’été va finir par s’installer et commençons par le débat de saison: glaçons or not glaçons ? Nooooooon! s’exclame aussitôt le chœur des vierges et les gardiens du temple. «Quelle que soit la nature du whisky – bourbon, blend, single malt–, la glace aura tendance à anesthésier les arômes», prévient Alain Pinto Da Silva, le directeur du Harry’s Bar Paris, un monument où 315 whiskies se bousculent à la carte (façon de parler puisque, justement, il n’y a pas de carte).
Mais pour d’autres, au contraire, un petit cube exhalera le bourbon ou renouvellera l’intérêt pour un scotch apprécié. Glenfiddich propose une voie medium en suggérant de stocker des timbales au frigo pour y servir son 15 ans Distillery Edition.
Chez le japonais Suntory, on vante les rituels du pays du Soleil-Levant: le «petit» cube de glace? Connais pas! Leurs merveilleux Hibiki se frottent à l’iceball, une énorme boule taillée au pic dans la glace et dont la masse fond très lentement pour rafraîchir le blend sans le diluer. Un ravissement pour les yeux autant que pour le palais.
Au Japon, le whisky est indissociable de la gastronomie, et accompagne les repas, le plus souvent allongé. Iain McCallum, qui fut pendant dix ans master blender chez Bowmore avant d’en devenir l’un des ambassadeurs, se souvient avec amusement de ce barman qui refusa tout net de lui servir un Yamazaki-soda aux doctes mots d’«on ne pollue pas un single malt, fût-il japonais, avec de l’eau gazeuse»! «Un de mes amis lui a expliqué que je bossais dans une distillerie, et il a accepté de me servir. Avant d’y toucher, je lui ai fait goûter mon verre, qui a ensuite entamé le tour du pub. Un franc succès. Ce soir-là, sa clientèle a vidé 3 bouteilles de Yamazaki et bien plus de soda!»
Le «highball», autrement dit le whisky dilué dans la glace et très allongé d’eau gazeuse, fait merveille avec les Hakushu, ces single malts fumés produits dans les Alpes japonaises, dont ils expriment avec fraîcheur les notes boisées. Dans ces moments-là, le whisky semble inventé pour la glace.
Pas sûr en revanche que le Coca ait été inventé pour chatouiller le malt. «Je ne comprends pas pourquoi on abîme de délicieux colas avec d’horribles whiskies», soupire un provocateur. De fait, bon nombre de mauvais blends mériteraient cette torture. «On prend le problème à l’envers, avance Philippe Jugé, de Whisky Magazine. Un mauvais whisky avec un mauvais cola, ça donne forcément un mauvais whisky-Coca! Mais avec les bons ingrédients, on peut en apprécier le plaisir. En vacances, sous les tropiques, ça peut même être plus agréable qu’un single cask qui titre à 54°!»
Promis, vous n’irez pas en enfer si vous « kiffez » le whisky-Coke, comme disent les jeunes qui forment aujourd’hui le gros des consommateurs de cette basique association qui fut, se rappelleront avec émotion leurs aînés, un breuvage plutôt huppé au début des années 80! (Plus que la musique et la mode, ce sont les coupes de cheveux masculines et les cocktails de l’époque qui ont expédié cette décennie aux oubliettes: Malibu-ananas, anyone?)
Mais, comme le conseille le patron du Harry’s, restez sur un whisky de base, inutile de gâcher un excellent single malt. Et tentez plutôt l’expérience avec du bourbon ou du Jack Daniel’s: aux Etats-Unis, le «Jack and Coke» fait partie du vocabulaire commun des piliers de bar.
Mais oubliez le Coca, car le revival du whisky dans la mixologie invite à toutes les audaces. Pour le bourbon Woodford Reserve, Romain Krot, le chef barman du Little Red Door, à Paris, a bidouillé de la gelée de myrtilles et du sherry, entre autres, dans son Artist Julep. Au Sherry Butt, vers la Bastille, Amaury Guyot balance de la chicha morada, un sirop de maïs noir péruvien, dans son Jackson’s Heights à base de rye (whisky de seigle). Au Harry’s Bar, on associe le lapsong souchong, un thé fumé, à l’Ardbeg, un single malt tourbé. «En Chine, on mixe volontiers le thé vert et le whisky, et on le garde au frais», remarque Ludovic Ducroq, brand ambassador pour Grant’s et grand fournisseur d’anecdotes gustatives planétaires.
Le Woodford Mint Julep
Du whisky dans la théière? Les vieilles Anglaises n’ont pas attendu les Chinois pour s’adonner à ce coupable plaisir. Après tout, les Irlandais ont bien eu l’idée d’en coller dans le café pour faire passer l’Irish Coffee.
Sam Simmons se souvient quant à lui d’un hiver monstrueux dans son pays natal, le Canada, du côté de Winnipeg, où lui fut servi en cordial un Balvenie Doublewood… bombardé de Red Bull! «Une expérience à ne jamais réitérer», jure-t-il, encore assommé. L’auteur de ces lignes garde quant à elle sur le bout de la langue le mélange de kiwi écrasé, jus d’ananas et whisky irlandais qui atterrit un jour, certes volontairement, dans son gosier.
Ce qu’on ajoute délibérément dans son verre de whisky est une chose. Mais depuis peu, certaines marques en profitent pour débrider le contenu de la bouteille. Tentant de rééditer le succès des vodkas parfumées, les bourbons aromatisés commencent à traverser l’Atlantique, et font leur miel tous azimuts: après le Red Stag infusé à la cerise, place au Jim Beam Honey et au Jack Daniel’s Tennessee Honey qui visent sans complexe les jeunes et les femmes.
L’Irish Honey de Bushmills et le Highlander Honey de Dewar’s ont rejoint la ruche. Ça ressemble (de loin) à du whisky, c’est présenté dans une bouteille de whisky, sous un nom de marque de whisky… mais ça a le goût d’une liqueur, et un taux de sucre à caraméliser un diabétique. Aux Etats-Unis, la recette cartonne, surtout auprès d’un public masculin, n’en déplaise aux as du marketing. Mais… est-ce bien raisonnable d’y ajouter du whisky?
Christine Lambert