Ecrire un roman initiatique sur la mécanique quantique peut sembler une gageure. Dans Le théâtre quantique, Alain Connes et ses deux coauteurs Jacques Dixmier et Danye Chéreau relèvent ce défi avec enthousiasme et en dosant astucieusement le taux d’incertitude dans lequel ils plongent le lecteur.
Cette stratégie est particulièrement perceptible dans la dernière partie du livre. Soudain, l’action s’accélère et tous commentaires ou explications disparaissent. Le roman se transforme en un véritable scénario de cinéma. Factuel et sec. Alain Connes explique cet emballement par la volonté des auteurs de laisser au lecteur la bride sur le cou. De fait, l’explicitation de l’action aurait considérablement alourdi le texte. Et sans doute dilué le sel de la situation finale.
A nous de laisser notre esprit vagabonder sur la piste ainsi tracée. Et ouverte sur le futur de notre maîtrise du cerveau. Car Alain Connes ne se contente pas d’ouvrir la porte de l’univers des particules élémentaires. Dès lors que nous en connaîtrons mieux les règles mystérieuses, nous pourrons sans doute saisir ce qui se passe dans l'intimité de nos neurones. Pas étonnant, donc, que tout cela se déroule dans le décor du Cern.
Les considérations quantiques du mathématicien, qui désarçonnent les néophytes, c'est-à-dire presque tout le monde, ne sont jamais gratuite. Comme nous l’avons entrevu dans les deux billets précédents, Alain Connes distille les fondements de ses propres travaux au fil de l’histoire romanesque du livre.
La limite de l’exercice, qui plaide sans doute pour une suite à cet ouvrage, réside dans l’extraordinaire complexité des sujets sur lesquels le mathématicien se penche depuis quarante ans et qui l’ont conduit de l’algèbre à la physique.
Gravitation et modèle standard
Si ses théories se révélaient exactes, si elles étaient acceptées par la communauté scientifique, elles apporteraient le chaînon manquant de la physique que les chercheurs traquent depuis l’irruption de la mécanique quantique, dans les années 1920. Rien de moins... De quoi reléguer la théorie des cordes, apparue vers 1980, au rayon des errances philosophiques de l’histoire des sciences.
Selon Alain Connes, ses travaux conduisent à un modèle dans lequel «la gravitation est couplée au modèle standard». Ce qui reviendrait à résoudre ce fameux problème: l’unification de la physique des particules (modèle standard) et de la relativité générale (gravitation). Pour y parvenir, Alain Connes introduit une nouvelle particule baptisée Big Broson, en référence au Big Brother qui contrôle tout.
Incertitude sur le passé aussi
A l’incertitude, ou, du moins, à l’indétermination du futur posée par Heisenberg, s’ajoute, selon Alain Connes, un doute... sur le passé. Pour lui, «il n’existe pas tant que l’on n’a pas posé la question». Sa référence, en la matière, est John Wheeler, l’un des derniers collaborateurs d’Einstein qui travaillait avec lui sur l’unification entre quantique et gravitation. La fameuse expérience de la gomme quantique à choix retardé montre que l’intervention d’un observateur (un détecteur de particule en la circonstance) peut modifier le passé de la particule...
Sans espérer comprendre le phénomène au niveau quantique, il est néanmoins possible de s’en faire une idée claire grâce à l’histoire. Il suffit, pour cela, de comparer des manuels scolaires d’époques ou de nationalités différentes. L’histoire, censée être figée dans le passé, prend alors des tournures très variables. Les idéologies fabriquent le passé qui leur convient. L’observateur a donc bien le pouvoir de modifier, d’une certaine façon au moins, un passé que l’on considère pourtant comme unique et inaltérable... Il en va de même avec la mémorisation d’un même événement par deux individus. Leurs passés sont rarement identiques.
La naissance du temps
Pas de futur déterminé. Pas de passé non plus. De quoi conduire le physicien Carlo Rovelli, également présent dans le Théâtre quantique, à conclure que le temps n’existe pas. «Et pourtant il existe», aurait pu alors s’exclamer Galilée. Pour nous, en tous cas, dans le monde macroscopique, cela ne fait guère de doute. Le vieillissement en apporte une preuve quotidienne. Mais alors comment passer de cette absence du temps dans le quantique à ce temps bien présent dans le classique?
Pour Alain Connes, qui a travaillé avec Carlo Rovelli sur ce sujet, «le temps réapparaît à partir d’un bain thermique». La chaleur serait donc l’élément décisif. Pour engendrer, à elle seule, le temps de l’univers, il lui faudrait une «capacité thermique infinie». Peut-on imaginer une telle source capable d’avoir créé le temps depuis le début de l’univers? Improbable, semble-t-il a priori. En fait, pas du tout. Cette source permanente et éternelle existe bien. Il s’agit du fameux fond diffus cosmologique! Ce rayonnement électrodynamique est dit «fossile» parce qu’il provient, justement, de l’origine de l’univers. L’extraordinaire chaleur qui régnait après le Big Bang s’est lentement dissipée. Il n’en reste aujourd’hui que la très basse température de 2,728 K, soit -270,424°C. C’est bien peu mais ce n’est pas rien, surtout à l’échelle de l’univers.
L'univers étranger de nos propres cellules
Voici donc comment un simple livre peut nous entraîner sur des chemins inconnus où l’on ne peut pas changer les lettres des mots, où le passé et l’avenir sont aussi incertains l’un que l’autre, où l’algèbre précède le temps et où ce dernier, pour exister tel que nous le connaissons, doit absolument être réchauffé...
Sacré voyage initiatique dans lequel nous entraîne Alain Connes et ses complices. Le Théâtre quantique promet de nous proposer d’autres représentations. D’ores et déjà, grâce à cette première, nous pouvons commencer à nous familiariser avec cet univers quantique si étrange. Or, il ne s’agit pas de celui d’une planète située à des milliards d’années lumière. Il se trouve à l’intérieur de chaque atome de la matière qui nous entoure. Et de chaque cellule de notre corps.
Alain Connes - Le Théâtre Quantique - Science... par franceculture
M.A.
(Ré)ecoutez l'émission Science Publique sur France Culture que j'ai animée le 24 mai 2013: