On connaît les débats houleux sur l’homme augmenté ou amélioré. On sait aussi que la frontière est ténue entre la médecine qui soigne et celle qui pourrait aller au-delà, c'est-à-dire donner de nouvelles aptitudes à l’être humain. Les derniers travaux effectués par Miguel Nicolelis, neurobiologiste à l’université Duke (Durham, Caroline du nord), et son équipe se situent exactement là, en ce point de basculement entre la restauration de fonctions et l’acquisition de nouvelles aptitudes.

Miguel Nicolelis travaille depuis des années sur la mise au point d’exosquelettes qui doivent permettre à des personnes tétraplégiques de retrouver l’usage de leurs membres. Le cas de Christopher Reeve, ex-Superman, a défrayé la chronique (photo ci-dessus).
L’acteur victime d’une chute de cheval en 1995 a vécu près de dix ans avec une rupture de moelle épinière. Avec sa femme Dana, il crée une fondation pour aider la recherche sur la réparation de la moelle épinière. A l’époque, les espoirs portaient sur les cellules souches. Miguel Nicolelis, lui, explore une voie très différente. Ses recherches sont axées sur le cerveau et la capture des signaux qu’il émet, leur interprétation et leur utilisation pour la commande de systèmes extérieurs au corps. Il a ainsi réussi à faire déplacer un curseur sur un écran par le cerveau d’un singe sans utilisation de ses membres. Dans une autre expérience, un singe a commandé, depuis les Etats-Unis, la marche d’un robot situé au Japon.
La dernière étude de Miguel Nicolelis, publiée dans les Nature Communications du 12 février 2013, porte sur une nouvelle étape dans cette démarche. Une étape qui sort du chemin initial visant à trouver des solutions pour restaurer les fonctions motrices des patients tétraplégiques. «Nous montrons que des rats adultes peuvent apprendre à percevoir une lumière infrarouge normalement invisible à l’aide d’une neuroprothèse qui couple le signal provenant d’un capteur infrarouge monté sur la tête au cortex somato-sensoriel via une micro stimulation intra corticale», indique-t-il. En d’autres termes, le rat va voir la lumière infrarouge, alors que ses yeux sont incapables de la percevoir, grâce aux signaux émis par le capteur et stimulant directement son cerveau.
Quatre électrodes dans la zone du toucher
Le plus extraordinaire réside peut-être dans la région du cerveau choisie par Miguel Nicolelis pour l’implantation des 4 électrodes délivrant la stimulation. Il s’agit en effet de la zone correspondant aux perceptions du toucher provenant des moustaches du rat.
Ainsi, l’animal reçoit, dans la même partie de son cerveau, deux stimulations de nature différente: celles qui continuent à provenir de ses moustaches et celles engendrées par les électrodes couplées au capteur infrarouge. Que va-t-il se passer ? L’une des informations va-t-elle prendre le pas sur l’autre ? Les moustaches deviendront-elles insensibles ? La perception de la lumière ne fonctionnera-t-elle pas ?
Avant l’expérience, les chercheurs ne pouvaient pas répondre à la moindre de ces questions. Miguel Nicolelis explique avoir d’abord entraîné six rats à des tâches de discrimination. Dans une chambre circulaire, trois trappes, des points de récompense, ont été installées. Chaque trappe était équipée d’une ampoule à LED émettant de la lumière visible. Chaque fois que la LED s’allumait et qu’un rat venait appuyer son museau sur la trappe, il recevait un peu d’eau en récompense. Après avoir atteint l’objectif de 70% de réussite dans cette tâche, les rats ont subi une intervention chirurgicale consistant à implanter sur leur tête le capteur infrarouge ainsi que les électrodes dans la région du cortex correspondant à la perception de toucher provenant des moustaches.
Une lumière infrarouge invisible par les les yeux des rats
Après cette intervention, les rats ont été remis dans la même chambre mais, cette fois, la lampe utilisée au dessus de la bonne trappe, celle distribuant une récompense, émettait de la lumière infrarouge. Invisible par les yeux, cette lumière provoquait, via le capteur fixé sur la tête, des impulsions électriques sur les électrodes. La fréquence de ces dernières variait toutes les 50 millisecondes en fonction de l’intensité de la lumière infrarouge reçue par le capteur. Ainsi, elle augmentait lorsque le rat se rapprochait de la lampe infrarouge ou orientait leur tête vers elle. Que ressentait-il? Etant donné la zone du cerveau choisie, le rat devait avoir l’impression que ses moustaches palpaient une surface alors que les poils ne rencontraient pas d’obstacle. De quoi créer une certaine confusion…
20 à 32 jours d'apprentissage
Suivant les rats, il a fallu de 20 à 32 jours d’apprentissage pour qu'ils apprennent à interpréter correctement les signaux provenant du capteur infrarouge. Pendant cette période, la stratégie des animaux a clairement changé. Au début, ils ne comprenaient rien aux signaux reçus et frappaient indifféremment sur toutes les trappes pour obtenir de la nourriture. Puis, ils ont commencé à effectuer une cartographie infrarouge de la chambre en balayant le volume grâce à des mouvements de leur tête d’avant en arrière.
Jusqu'à 98% de réussite
Les performances des rats se sont ainsi considérablement améliorées. Au cours de l’apprentissage, le taux de réussite des débuts, compris entre 35% et 47%, sont parvenus à atteindre de 91 à 95%. La meilleure session de chacun des rats a été comprise entre 92% et 98%. Pendant cette période, les chercheurs ont également mesuré le temps mis par les rats pour atteindre la trappe surmontée de la lampe infrarouge. Dans les cas de succès, le délai est passé de 2,3 à 1,3 seconde.
L’équipe de Miguel Nicolelis a également voulu savoir si l’apprentissage de l’interprétation des signaux provenant de la lampe infrarouge s’était réalisé au détriment de sensations tactiles provenant des moustaches. Résultat : le sens du toucher via les poils du museau reste intact. «Les neurones de cette région du cerveau n’ont clairement pas été détournés par l’introduction de la stimulation électrique, même après plusieurs mois d'expérience», note le chercheur. Les rats équipés des électrodes et du capteur infrarouge ont donc, au cours de leur apprentissage, simplement acquis un nouveau sens. Comme si un nouvel organe avait été connecté à leur cerveau. L’extrême plasticité de ce dernier est très souvent soulignée. En voici une nouvelle démonstration.
Augmenter les capacités de perception
La démarche de l’équipe de l’université Duke rappelle celle qui, dès 1969, a été menée pour donner une forme de perceptions visuelles à des aveugles de naissance à l’aide de stimulations mécaniques de la peau. Miguel Nicolelis souligne que, dans sa nouvelle expérience, il a court-circuité l’enveloppe du corps pour intervenir directement à l’intérieur du cerveau avec l’objectif de « créer une prothèse capable d’augmenter les capacités de perception du sujet ». Le mot est lâché: augmentation. De fait, les rats sont devenus sensibles à la lumière infrarouge grâce à cette prothèse. Le Rubicon est franchi. Il est possible de dépasser les aptitudes naturelles d’une espèce vivante. Difficile de ne pas penser à une application à l’homme.
Comme toujours, les chercheurs mettent d'abord l’accent sur l’intérêt de leur expérience pour l’amélioration des neuroprothèses actionnant des membres artificiels. Cette expérience démontre que la personne handicapée pourrait recevoir en permanence des informations sensorielles provenant de sa jambe, de son bras ou de sa main. La rugosité d’un objet, la nature d’un sol deviendraient ainsi perceptibles directement par le cerveau. Cette véritable voie de retour pourrait décupler l’efficacité d’un exosquelette.
Une nouvelle discipline...
La fin de l’article de Miguel Nicolelis a l’honnêteté de ne pas occulter les perspectives d’augmentation des facultés. « Nos rats ont été capables de transcender la limitation de perception imposée par les stimuli qui peuvent activer les capteurs naturels natifs de leur corps », écrit le chercheur. Tout est dit et la porte est ouverte pour l’écriture d’un nouveau chapitre de la médecine. Ou plutôt le premier chapitre d’une discipline qui ne porte pas encore vraiment de nom. La discipline qui s’attachera à étendre les capacités de l'homme au-delà de celles dont la nature l'a pourvu.
M.A.