Bob Woodward est-il vraiment un grand journaliste? La question peut sembler curieuse s'agissant d'une icône du journalisme à l'américaine, immortalisé par Robert Redford dans Les Hommes du président, et en qui le grand spécialiste français des médias Michel Hazanavicius voyait l'archétype du «journalisme total».
Mais elle est pourtant au coeur d'un long papier publié cette semaine sur Slate.com par le journaliste Tanner Colby, qui s'interroge: «Mérite-t-il son statut légendaire?»
Colby est l’auteur d’une biographie de l’acteur John Belushi, Belushi: A Biography, publiée en 2005, vingt ans après celle écrite par Woodward, Wired: The Short Life and Fast Times of John Belushi. Originaire de la même ville que Belushi (Wheaton, Illinois), Woodward avait écrit cette biographie à la demande de sa veuve, mais son travail a été très critiqué par les proches de l'acteur, au point que Judy Belushi a contacté elle-même Tanner Colby pour lui commander un nouveau livre.
«Pendant un an, page après page, source après source, j’ai réenquêté puis réécrit un livre de Bob Woodward», écrit Tibby, qui estime que ce livre constitue une pièce centrale de l'oeuvre du journaliste car celui-ci s’y trouvait en dehors de sa «zone de confort», la politique américaine et son cortège de sources haut placées.
«Il ne sait pas quoi faire de ses informations»
Il décrit le livre comme «une somme de travail exaspérante» et estime que son problème n’est pas de se tromper sur les faits, mais de ne pas les présenter «dans le contexte» et de manière «proportionnée»:
«Woodward a une capacité inégalée à déterrer des informations, mais il ne sait pas quoi faire de celles-ci une fois qu’il les a trouvées.»
Critiquant la place excessive accordée à la toxicomanie de Belushi (mort d'une surdose combinée de cocaïne et d'héroïne), Colby estime que «Wired est aussi utile qu’une biographie de Buddy Holly qui s’intéresserait seulement au temps qu’il passait en avion». Ou, dans une autre métaphore frappante:
«C’est comme si quelqu’un avait écrit une biographie de Michael Jordan dans laquelle toutes les stats et scores seraient corrects, mais que vous refermeriez avec l’impression que Michael Jordan n’était pas très bon au basket.»
Puis, en conclusion:
«Quand vous imaginez Woodward utiliser la même approche pour couvrir des réunions secrètes sur les frappes de drones, les débats budgétaires ou d’autres problèmes cruciaux, cela vous pousse à faire une pause pour frémir.»
«Menacé» par la Maison Blanche
Pourquoi ce débat sur un livre de Woodward vieux de près de trente ans? A cause d'une polémique qui a éclaté fin février: le journaliste avait affirmé à CNN puis au site Politico, pour le plus grand bonheur des médias conservateurs, avoir été menacé par la Maison Blanche en raison de ses écrits sur les coupes automatiques dans les dépenses de l’Etat fédéral. Gene Sperling, l’un des principaux conseillers économiques de Barack Obama, lui avait en effet envoyé un mail après une discussion téléphonique tendue, lui affirmant:
«Je sais que vous pourriez ne pas le croire, mais en tant qu'ami, je pense que vous allez regretter d'affirmer une telle chose.»
La Maison Blanche n’avait pas contesté l’existence de ce message mais n’y avait vu aucune trace de menace. L’interprétation de Woodward avait été jugée «ridicule» par Matt Yglesias, le chroniqueur économique de Slate.com, selon qui Gene Sperling voulait dire que Woodward allait regretter l’effet de ses écrits sur sa réputation.
Et le site Gawker s’était montré encore plus sévère en publiant un article intitulé «Au revoir, Bob» et dont la première phrase était «Bob Woodward n’est pas un reporter fiable». Il y expliquait notamment que «son ancien patron, le légendaire rédacteur en chef Ben Bradlee, ne lui a jamais totalement fait confiance, s’interrogeant de manière répétée et publiquement sur le fait de savoir si l’histoire et la mythologie de Gorge Profonde […] étaient en fait une fraude gigantesque »
L’an dernier, un ancien assistant de Woodward, Jeff Himmelmann, avait d’ailleurs déterré une interview inédite de Bradlee où il faisait part de ses doutes.
Barack Obama, lui, a commenté toute l’histoire d’une blague la semaine dernière, lors d’un dîner de charité :
«Je sais que certains pensent que nous avons répondu trop agressivement à Woodward, mais hé, quelqu’un peut me dire s’il est déjà arrivé à une administration de regretter s’être engagée dans un combat avec Bob Woodward? Quel est le pire qui puisse lui arriver?»