La une du vénérable quotidien anglais The Times le 17 août n'était pas tendre avec notre Président: «Nicolas Sarkozy expulse des Roms pour raviver les souvenirs de la Gestapo», titrait le journal. De nombreux internautes avaient relevé avec perfidie le «point Godwin» du Times. Dans le jargon Internet, le point Godwin est une théorie qui postule que «plus une discussion en ligne dure longtemps, plus la probabilité d'y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf Hitler s'approche de 1». En clair, chaque débat sur Internet ressemble à un mauvais repas de famille trop arrosé où l'on finit par s'envoyer des invectives politiques et où l'on en vient à faire une référence aux nazis (ou en France, à Vichy).
Le député villepiniste Jean-Pierre Grand avait lui aussi atteint le point Godwin en déclarant le 14 août que les expulsions de Roms «rappellent les rafles pendant la guerre». Michel Rocard avait, de son côté, évoqué un retour à «Vichy et aux nazis» pour dénoncer l'idée de condamner à des peines de prison les parents de mineurs délinquants. Mais un point Godwin en milieu politique est-il forcément condamnable comme il l'est sur Internet où il est en général sévèrement réprimé par les modérateurs? Atteindre le point Godwin est-il en soi le signe d'un affaiblissement de la pensée, d'un débat politique qui sombre dans l'invective et l'amalgame?
André Gunthert, historien, maître de conférences à l'EHESS, met en garde sur son blog sur les risques de tout taxer de «point Godwin»:
«L’interdiction de l’apologie du nazisme et la “loi de Godwin” sont venues brouiller le jeu référentiel, en laissant supposer que toute allusion au IIIe Reich serait désormais frappée d’infamie. [...] Le point Godwin est une sanction du hors-sujet et de l’épuisement du dialogue, mais en aucune manière l’interdiction de mentionner telle période ou tel personnage. [...] On peut regretter que le spectre des références utilisées soit si mince – Hitler ou Staline étant venus prendre la succession de Néron ou Caligula dans la galerie des monstres du folklore historique. Mais l’appel à la modération en matière d’analogie historique ne semble pas un impératif très réaliste. La raison du recours à ce procédé est bien la production d’un raccourci frappant, sorte de coup de poing du discours, qui mobilise par définition les exemples historiques les plus marquants –l’allusion érudite à un épisode peu connu risquant fort de tomber à plat.»
Au-délà du débat rhétorique, l'historien Henry Rousso estime sur Médiapart que, sur le strict plan historique, la comparaison entre la politique actuelle du gouvernement et celle de Vichy empêche une critique saine des mesures prônées par Nicolas Sarkozy:
«À trop vouloir se référer à Vichy comme métaphore du mal français absolu –c'est la variante hexagonale de la reductio ad Hitlerum pointée par Leo Strauss dès 1950–, on se prive de voir à quel point les mesures visées s'inscrivent dans une tradition républicaine, à quel point les dérives actuelles dans les actes et les discours sont parfaitement compatibles avec un système républicain et n'ont nul besoin d'une dictature charismatique pour s'imposer: c'est bien là le danger majeur –et le risque d'une comparaison hâtive. À cet égard, les mesures de Vichy ont été un point d'aboutissement radical de tendances apparues à la fin des années trente mais dont l'application n'a pu se faire que dans le contexte de la défaite et de l'occupation nazie. On peut certes considérer “Vichy” comme l'horizon infernal, comme le cauchemar d'une république qui abandonnerait ses propres valeurs, à la condition de ne pas trop se prendre au jeu et d'oublier le contexte catastrophique de l'an quarante.»
Photo: Philippe Pétain lors de la Première Guerre Mondiale, Wikipedia Commons