«Ma fille ne m'a pas reconnue»: l'impossible reconstruction des rescapés des camps chinois
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«Ma fille ne m'a pas reconnue»: l'impossible reconstruction des rescapés des camps chinois

Temps de lecture : 11 min
Léa Polverini
Robin Tutenges

Pour les rescapés du Xinjiang, la sortie des camps est rarement une libération, et souvent le début d'un nouveau chemin de croix. Il leur faut désormais apprendre à revivre et se glisser dans un quotidien où leurs traumas ne sont pas reconnus.

Au Kazakhstan.

Quand elle rentre chez elle après deux ans d'absence, Ajar* ne se ressemble plus. Les joues creusées, les cheveux gris, le regard lointain, elle n'est plus qu'une ombre qui fond en larmes à la vue de ses enfants. «Mon fils a crié: “Maman, maman!”, mais ma fille ne m'a pas reconnue, car elle était trop petite quand j'ai quitté le Kazakhstan. Même mon mari m'a dévisagée très longuement après que j'ai franchi la porte», se souvient-elle. Ajar vient alors d'avoir 34 ans, et de sortir d'un camp de rééducation du Xinjiang.

Arrêtée à la frontière par les autorités chinoises lors d'un voyage d'affaires, elle avait émigré à peine un mois plus tôt depuis la Chine vers le Kazakhstan pour y fonder un nouveau foyer, et garantir à ses enfants une éducation kazakhe, conforme aux traditions de son ethnie. Aujourd'hui, la nouvelle vie dont elle avait rêvé est devenue son fardeau.

«Au début, j'étais effrayée par tout le monde, par toute chose. Mon mari m'a demandé si j'étais soulagée d'être rentrée, et j'ai dit “je ne sais pas”. Pendant une année entière, je suis restée à la maison avec les enfants, je ne voulais aller nulle part. La police chinoise m'appelait souvent pour me demander ce que je faisais: j'étais surveillée même au Kazakhstan», se rappelle Ajar.

Un cheval passe dans un village du Kazakhstan qui accueille plusieurs rescapés des camps chinois, le 9 janvier 2023. | Robin Tutenges

Se souvenir en silence

Comme beaucoup de rescapés du Xinjiang, Ajar a du mal à considérer que sa sortie des camps a constitué une «libération». Trois ans après, le souvenir des journées interminables passées d'une cellule à une autre, d'une angoisse à une autre, lui reste chevillé au corps.

Ces souvenirs, les autorités chinoises s'appliquent de leur côté à les sceller: chaque prisonnier «libéré» doit signer un formulaire qui l'engage à ne divulguer aucune information concernant sa détention. Si certains sont forcés de prétendre avoir séjourné volontairement dans des camps afin de suivre une formation professionnelle, d'autres doivent confesser les crimes imaginaires qui leur sont imputés (terrorisme, extrémisme, trahison…), quand leur seule faute, aux yeux du gouvernement chinois, est d'appartenir à une ethnie minoritaire, comme les Ouïghours ou les Kazakhs. Un moyen de faire régner le silence, et de maintenir la pression.

Saule*, incarcérée à 76 ans et relâchée au bout d'un an et neuf mois, a quant à elle dû faire signer à près de cinquante personnes de sa famille et de son village natal un document où elles se portent garantes de sa loyauté envers le régime chinois, et responsables de sa trahison le cas échéant: même hors des camps, les survivants se savent toujours dans le viseur de l'État chinois, et leurs proches avec.

Face à ces menaces, beaucoup se murent dans le silence et se retrouvent, une fois réunis avec leur famille, isolés avec le poids de leurs traumas. Accepteraient-elles d'en parler, les victimes se heurtent souvent à l'incompréhension ou à l'impuissance de leurs proches, dont la meilleure volonté ne saurait suffire à effacer les violences subies.

Rentrée depuis plus d'un an au Kazakhstan après avoir été dans les camps chinois, Rahima Senbai n'a toujours pas vidé toutes ses valises, qui traînent sur un meuble de son salon. Le 31 décembre 2022, au Kazakhstan. | Robin Tutenges

Vivre avec des fantômes

Il y a les cauchemars, qui reviennent sans cesse, les réminiscences intempestives, qui rappellent brusquement les séances de torture vécues ou aperçues. Il y a la mémoire du corps aussi, toujours endolori par les mauvais traitements reçus, et puis, il y a les autres fantômes: ceux des proches que l'on a perdu.

Dans les yeux de Yerke*, c'est une colère froide qui succède aux larmes quand elle repense à ses derniers mois de détention. Envoyée dans un camp de rééducation en 2018 alors qu'elle a 64 ans, sa santé se dégrade très rapidement, et au fil des saisons, le froid des cellules lui fait perdre l'usage de ses jambes. Autorisée à recevoir des visites, elle demande à son fils de lui apporter des chaussettes chaudes la prochaine fois qu'il viendra. Les jours passent, mais celui-ci ne revient pas.

Au cinquième jour, un garde annonce à Yerke qu'elle va rentrer chez elle. «J'étais contente», s'étrangle-t-elle, avant de poursuivre: «Quand j'ai été ramenée au village, je ne portais pas de foulard, mais juste avant d'y arriver, on m'a soudainement proposé d'en mettre un, ce qui a commencé à me faire douter. Il y avait des gens rassemblés devant ma maison, certains étaient des voisins ouïghours; ils sont venus vers moi, et j'ai compris que quelque chose de mauvais était arrivé. Ils m'ont dit qu'on avait perdu mon fils. Après ça, je ne sais pas comment je suis entrée dans la maison. Je leur ai demandé de me montrer mon fils. Quand je l'ai vu, il avait l'air d'être endormi. Dans le coin de la pièce, j'ai vu un paquet avec les chaussettes chaudes, et tout ce que je lui avais demandé.»

Sous la pression des interrogatoires, le fils de Yerke s'est suicidé. Quant à elle, elle est ramenée dans le camp de rééducation. «Je ne me souviens pas de l'enterrement. Mes enfants m'ont dit qu'il y avait eu des funérailles musulmanes, mais je ne sais pas si c'était autorisé. Peut-être qu'ils m'ont dit ça pour me réconforter. De toute façon, tous les imams sont dans des camps», lâche-t-elle.

Yerke dans le salon de la maison où elle réside, au Kazakhstan, le 4 janvier 2023. | Robin Tutenges

Le deuil de son fils, Yerke le porte chaque jour qui passe. Si elle ne peut aujourd'hui témoigner que de façon anonyme, c'est que deux de ses enfants habitent encore au Xinjiang, et attendent de pouvoir la rejoindre au Kazakhstan. «Quand tous mes enfants seront ici, je parlerai à visage découvert, et je demanderai une compensation au gouvernement chinois, s'emporte-t-elle. J'espère que les temps changeront et que le régime tombera. Le monde a oublié les Kazakhs, mais on ne doit pas arrêter notre combat.»

Des corps brisés

Les anciens détenus qui dénoncent la répression chinoise se considèrent comme des combattants, mais ce sont des combattants aux corps brisés. Yerke, qui avant d'être envoyée en camp de rééducation était en bonne santé, ne parvient plus désormais à trouver le sommeil tant ses jambes la font souffrir. «À mon retour au Kazakhstan, on m'a diagnostiqué de nombreuses maladies. J'ai des problèmes neurologiques, de l'hypertension artérielle, j'ai toujours froid aux jambes, des douleurs aux oreilles… C'est très dur pour moi de rester concentrée: dès que des gens parlent beaucoup, je suis déboussolée, j'essaye de ne pas rester dans des environnements bruyants», énumère-t-elle.

Ospan*, lui qui a passé un an en camp de rééducation et sept mois en résidence surveillée, est éprouvé par ses nombreux passages sur la chaise du tigre et la torture psychologique qu'il a subi alors qu'il était retenu en Chine. À 50 ans révolus, cet ancien berger qui a trouvé refuge avec sa famille dans un petit village de l'est du Kazakhstan, n'est plus en état de travailler. Physiquement abattu, sujet à des maux de tête continus, c'est aussi et surtout sa mémoire qui lui fait défaut:

«Avant d'aller dans le camp, j'avais une excellente mémoire, je pouvais me souvenir de tout: des nombres, des routes… À ma sortie, j'ai commencé à tout oublier. Parfois, je m'écarte de la réalité, je me perds, je n'arrive pas à me souvenir comment rentrer à la maison. Avant, je connaissais beaucoup de chansons et j'aimais chanter, je connaissais des poèmes par cœur, mais maintenant je ne peux plus chanter, car je ne me rappelle d'aucun mot. Si quelqu'un veut me faire prononcer un discours, c'est très dur pour moi de dire une ou deux phrases», explique-t-il poussivement.

Ospan, ici au Kazakhstan, le 3 janvier 2023, garde de multiples séquelles psychologiques de ses passages répétés sur la chaise du tigre dans les camps chinois. | Robin Tutenges

À ses côtés, son épouse complète son témoignage: sa vue s'est également dégradée, à cause de cette lumière aveuglante qui était constamment allumée dans les cellules, et il souffre de problèmes auditifs et pulmonaires. À son retour au Kazakhstan, Ospan a pu, au terme de longs mois d'attente, consulter un neurologue, qui lui a dit qu'il était sujet au stress, et lui a prescrit des médicaments, quelque chose «pour les vaisseaux sanguins du cerveau». Il ne sait pas bien ce que c'est mais les prend chaque jour. Son épouse amène une boîte: ce sont de simples vitamines, comme chez Yerke.

Errances médicales

Au Kazakhstan, l'accompagnement médical des rescapés des camps est souvent indigent, quand encore il existe. La grande majorité des revenants ne sont tout simplement pas pris en charge et doivent se contenter de consulter un médecin de famille, qui la plupart du temps se limitera à confirmer des symptômes, sans parvenir à identifier de pathologie précise.

Ospan et son épouse racontent le difficile retour du rescapé, en montrant l'un des médicaments que ce dernier prend régulièrement. Le 3 janvier 2023, au Kazakhstan. | Robin Tutenges

Beaucoup s'en remettent à la médecine traditionnelle, comme Yerke, à qui l'on a conseillé de faire dépecer un chien pour en enrouler la peau encore chaude autour de ses jambes –à la troisième tentative, elle a noté une amélioration. De façon plus classique, ce sont les remèdes à base d'herbes médicinales ou de régimes alimentaires spécifiques qui sont les plus répandus, et sont mobilisés pour traiter aussi bien les pertes de mémoire que les troubles du stress post-traumatique, les troubles du sommeil, les lombalgies, les maladies du foie ou des poumons ou encore la stérilité –autant d'affections récurrentes chez les rescapés des camps.

Quoi qu'il en soit, le coût de traitements plus lourds ne saurait être pris en charge par les patients, qui tous ont subi un déclassement à la sortie des camps. En l'absence d'accès à des structures de soins adaptées, les rescapés se retrouvent donc condamnés à souffrir sans forcément savoir le mal qui les ronge, quand les plus chanceux s'en remettront à une aide humanitaire, aussi rare que précieuse.

C'est grâce à une cagnotte lancée par le chercheur et activiste Gene Bunin, à l'origine de la plateforme Xinjiang Victims Database (Shahit), que Tursynbek Kabi a pu financer l'appareil auditif dont il avait besoin après que son tympan a été perforé par ses gardiens de prison lors d'une violente altercation.

Karima Abdrakhmanova, membre d'Atajurt Partiasy, une association kazakhe de lutte pour les droits humains, parle à Saule (de dos) devant un hôpital où doit se rendre la rescapée des camps à la suite de multiples problèmes de santé, le 4 janvier 2023. | Robin Tutenges

Reconstruire la confiance

De son côté, une organisation comme l'International Legal Initiative (ILI), qui appuie des demandes de libération de personnes détenues dans des camps chinois, s'est attachée depuis 2019 à développer un parcours d'accompagnement médical de certaines victimes, en s'appuyant sur les recommandations de Médecins sans frontières:

«On organise une première consultation avec un médecin pour déterminer quels tests médicaux les victimes devraient faire, puis on les redirige vers des spécialistes, qui leur proposeront un traitement que nous prenons en charge. Mais l'un des gros problèmes au Kazakhstan, qui est un héritage de l'Union soviétique, est que les docteurs parlent russe, alors que les victimes parlent seulement le kazakh du Xinjiang. C'était une catastrophe il y a cinq ans, maintenant ça va un peu mieux», explique Aina Shormanbaeva, avocate et directrice d'ILI.

Or la barrière de la langue est une barrière au soin: en l'état, la santé mentale reste le point aveugle des soins proposés aux victimes, pour la simple raison qu'il n'y a presque pas d'interprètes disposés à les accompagner chez un psychologue ou un psychiatre. «Même lorsqu'on fournit un traducteur, certains patients n'osent pas parler. Ils ont de gros problèmes psychologiques mais ne peuvent pas dire tout ce qu'ils voudraient», déplore Anara*, médecin dans un hôpital kazakh, qui a examiné une cinquantaine de rescapés des camps depuis 2020.

Un fragment de radio du crâne de Tursynbek Kabi (à gauche), un rescapé des camps chinois. À droite, Anara, médecin dans un hôpital kazakh, en janvier 2023, qui a examiné plusieurs rescapés des camps chinois depuis 2020. | Robin Tutenges

C'est aussi une relation de confiance qui doit s'installer entre les praticiens et les victimes, alors même que ces dernières ont été plongées au Xinjiang dans un régime de terreur, et soumises à des traitements médicaux non consentis à base d'injections plus ou moins régulières –prétendument contre la grippe–, de cachets dissimulés dans la nourriture, et parfois même d'opérations chirurgicales. «Les premiers survivants qui sont venus ne nous ont pas dit qu'ils étaient passés par les camps de concentration, car ils avaient peur. Ce n'est que par le bouche-à-oreille, voyant qu'on voulait les aider, qu'ils sont venus plus nombreux et se sont confiés», précise Anara.

Spécialiste en endocrinologie, cette dernière a pu constater des problèmes de stérilité récurrents chez ses patients: «Qu'il s'agisse des hommes ou des femmes, ils sont très nombreux à avoir l'appareil génital endommagé. Certains m'ont dit qu'on leur avait donné des médicaments, d'autres m'ont dit qu'elles avaient été violées. Comme ils ne sont pas venus nous voir juste après avoir été libérés des camps, mais parfois deux ans plus tard, on ne peut pas savoir quels produits leur ont été administrés au Xinjiang.»

Revivre, ailleurs

Entre les douleurs chroniques et les souvenirs des camps, il faut pourtant continuer à vivre. Le retour des rescapés auprès de leur famille est toutefois loin d'être chose aisée. Les années d'éloignement, le décalage des expériences, l'incompréhension, la difficulté à communiquer, le ressentiment parfois, viennent troubler des retrouvailles pas toujours heureuses.

Quand elle rentre au Kazakhstan après plus d'un an d'absence, Rahima Senbai est confrontée au silence de son époux, qui quitte le foyer familial au bout de sept jours, et demande le divorce. Rahima, qui a subi un avortement forcé avant d'être expédiée dans un camp en 2017, soupire: «Il a entendu beaucoup d'histoires sur les femmes relâchées des camps: beaucoup ont été violées, torturées… C'était peut-être la raison de son départ. Après ça, il s'est remarié avec une autre femme, avec laquelle il a eu un fils.»

Une femme marche seule dans les rues d'Almaty, au Kazakhstan, le 31 décembre 2022. | Robin Tutenges

Pour Ospan, soutenu par son épouse qui a œuvré à sa libération, c'est le regard de ses anciens amis qui a été le plus douloureux: «Après être arrivé au Kazakhstan, je me sentais sous pression. Tous les gens qui me connaissaient venaient me rendre visite et me demandaient pourquoi j'avais été dans les camps, quels étaient mes crimes. C'était dur pour moi de dire quelque chose. Dans leurs yeux, je voyais qu'ils ne me croyaient pas. Au début c'était très dur, mais le temps passant, de plus en plus de gens ont été envoyés dans les camps et en sont revenus, et ils ont commencé à comprendre que c'était lié aux politiques chinoises trompeuses.»

Mais sortir des camps, c'est aussi se retrouver sur la paille: emploi perdu, incapacité de travail, pension suspendue, compte gelé… Et aucune aide spécifiquement prévue par le gouvernement kazakh à destination des rescapés ou de leur famille. Ayant quitté le Xinjiang, les minorités persécutées se retrouvent alors dans cette situation étrange où toutes les violences qu'elles ont subies ne sont pas reconnues, et semblent n'avoir d'existence que dans leur intimité: niées par le pouvoir kazakh, globalement ignorées par la société civile, invisibles pour le corps médical, il leur faut désormais «passer outre», en silence.

Face à l'indifférence générale, c'est au sein de petits cercles de rescapés, qui ont vécu peu ou prou les mêmes épreuves, que les revenants du Xinjiang peuvent trouver du soutien, et s'entraider au besoin. Récemment, Ajar est tombée par hasard sur l'une de ses anciennes codétenues, alors qu'elle faisait ses courses dans un petit village. C'est par le seul son de leurs voix qu'elles se sont reconnues: physiquement, ni l'une ni l'autre ne se ressemblait plus.

*Pour des raisons de sécurité, certains noms ont été changés, la plupart des témoins ayant des proches vivant au Xinjiang.

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