Très connu en Suisse, où les grands musées conservent tous quelques-unes de ses toiles, Félix Vallotton l’est moins en France. Helvétique de naissance, il est pourtant français d’adoption. Naturalisé, mais surtout amoureux de Paris (il y voyait ses racines, s’est fait enterrer à Montparnasse), ce peintre à cheval entre deux pays l’est aussi entre deux siècles (le XIXe et le XXe), deux genres (la peinture et la xylographie) deux tonalités, incarnées par le titre de l’exposition, «le Feu sous la glace», qui se tient au Grand Palais jusqu’au 20 janvier 2014. Vallotton faisait preuve d’une «grande ardeur, dissimulée derrière une réserve, une timidité», explique la commissaire Katia Poletti. Elle commente pour Slate –partenaire de l’exposition– dix œuvres emblématiques de Vallotton. Propos recueillis par Charlotte Pudlowski
Vallotton réalise cet autoportrait en 1885, il a 20 ans. Trois ans plus tôt, il a quitté Lausanne, sa ville natale, pour Paris, dans le but de commencer une formation à Julian. «Ce tableau, qui a été reconnu d’emblée comme celui d’un artiste de valeur qui allait faire son chemin, montre le Vallotton des débuts, où il peint avec une grande minutie, explique Katia Poletti. L’année 1885 est importante: c’est celle de sa première participation au salon des artistes français. C’est aussi l’année durant laquelle il commence à tenir son livre de raison: un livre dans lequel il a noté chacune des peintures réalisées pendant toute sa vie.»
Vallotton a été influencé à la fois par la technique photographique (il en faisait) et l’estampe japonaise (qu’il collectionnait) et cette œuvre en atteste. «Là on est dans le cadre d’une villégiature estivale précise la commissaire. Le Vallotton paysagiste ne posait pas son chevalet devant le paysage pour peindre. C’est un peintre de la distance. Il arpentait les paysages, se promenait avec un carnet de croquis. Il notait, assis puis debout, d’où des visions pas toujours très naturelles. Il mettait des chiffres dans des zones sur son croquis et il indiquait les couleurs. Et une fois rentré chez lui, parfois plusieurs jours parfois plusieurs semaines plus tard, il appliquait la couleur. Ce qui justifie l’impression parfois irréaliste des couleurs».
Cette vue cavalière est un élément qui reviendra en peinture durant toute sa carrière. «Il y a des choses récurrentes dans son œuvre, comme la recherche d’évolution, mais aussi une permanence dans les aspects stylistiques ou formels: c’est ce que veut montrer l’exposition.»
Félix Vallotton s’initie à la xylographie en 1892. Durant toutes les années 1890 il va en réaliser beaucoup, qui auront beaucoup de succès. Mais au faîte de ce succès, il décide d’abandonner la gravure sur bois. «C’est typique de cet artiste qui n’a jamais voulu céder à la facilité», souligne Katia Poletti. Il revient alors la peinture avec une série d’intérieurs peints dont La chambre rouge. Il y explore le thème du couple avec des situations parfois énigmatiques. «A première vue, on est attirés par la couleur rouge de la table, mais on voit ensuite le couple sans bien savoir ce qui se passe: ni si le monsieur retient la dame, ni s’il la pousse dans la chambre. C’est clairement une situation adultérine, avec les effets de la dame sur la table qui indiquent qu’elle est en visite, mais on reste dans la suggestion.» Et dans le jeu: le buste par exemple sur la cheminée est un buste de Vallotton lui-même: «Il se met en scène comme un clin d’œil, en spectateur, ou même en voyeur de la situation du couple.» La critique sera assez sévère avec lui, elle préfère sa gravure. La simplification des formes, très propre à cette dernière, a été mal acceptée en peinture.
On se trouve ici dans une loge de théâtre, comme le titre l’indique, et Vallotton explore de nouveau le thème du couple, omniprésent dans son œuvre. «La simplicité, le graphisme de cette toile sont très caractéristiques de l’œuvre de Vallotton. Cet homme et cette femme sont ensemble, mais ont l’air absents l’un à l’autre. Le monsieur est cruellement coupé et la dame partiellement dans l’ombre avec cette main très présente.» Cette main, peut-être tend-elle vers quelque chose, peut-être est-elle une menace avec son ombre pesante.
«Cette toile était exemplaire du travail de Vallotton», selon la commissaire, d’où son choix pour l’affiche. «Et elle permet de ne pas réduire Vallotton au Vallotton nabi [mouvement postimpressioniste] ou à ses paysages», les deux choses pour lesquelles Vallotton est le plus connu.
Travailler avec un document intermédiaire, photo ou esquisse, donnait à Félix Vallotton une distance, qui lui permettait de simplifier au maximum les traits d’une personne, d’un paysage.
Le Ballon est un exemple de l’usage de la propre photographie de Vallotton qui acquiert un Kodak en 1899, rappelle la commissaire. «Ce tableau nous semblait avoir été réalisé à partir d’une photo, à cause du point de vue très particulier et de l’élan de l’enfant, mais nous n’en avions pas trace au départ. Puis nous avons trouvé dans les archives une photo qui a dû être prise du même endroit que celles à partir desquelles il a probablement travaillé. Car nous émettons l’hypothèse que Vallotton a travaillé cette toile à partir de deux photos. L’une vue en plongée et l’autre vue de loin. Ce qui expliquerait aussi la dualité dans cette composition: on a presque deux mondes qui se juxtaposent: celui de l’enfance face à celui des adultes. Et l’ombre très particulière qui nous dirige vers l’enfant est aussi menaçante, comme des serres qui s’apprêtent à la saisir.»
L’œuvre de Vallotton date d’une époque où la presse fait beaucoup état de faits divers –«et Vallotton la lisait très certainement». Dans ses xylographies, on retrouve une iconographie évocatrice du dessin de presse qui illustrait ces faits divers. «Là on ne sait pas de quel assassinat il s’agit en particulier; mais avec une grande économie de moyens, Vallotton arrive à effectuer une condamnation de l’oppression, à nous montrer une scène quasi humoristique, avec le couteau qui se dresse de façon caricaturale.»
Ce genre de duos de femmes est un micro-genre dans la représentation des femmes chez Vallotton. «Cela date de 1892, alors que Vallotton est encore dans cette manière réaliste de ses débuts et durant toute sa carrière, ponctuellement, on trouvera des scènes avec deux femmes, dans des situations parfois ambiguës, souvent lourdes de sous-entendus. Mais pas immédiatement compréhensibles, car souvent les femmes ne se regardent pas, le lien se fait par un geste seulement. Cela peut mettre mal à l’aise le spectateur car on ne sait pas bien ce qui se trame: ici, c’est une scène quasi saphique mais où le mystère reste entier: la femme noire paraît forte, semble dominer la scène. Cette autre femme, les joues empourprées, certains vous diront qu’elle dort, moi je la vois les yeux mi-clos. C’est là toute l’ambiguïté typique des œuvres de Vallotton: chaque tableau raconte une histoire, mais tout le monde peut se raconter sa propre histoire à travers.»
Les Nabis ont remarqué Vallotton en découvrant ses xylographies au salon de la Rose-Croix, en 1892. Ils ont été fascinés par cette simplification des formes et cette juxtaposition des aplats de noir et blanc qui font écho à leur propre pratique. Il les rejoint l’année suivante et va faire partie intégrante du groupe. Il réalise alors Le Bain au soir d’été, son premier tableau nabi. «On est là dans une forme de bain de jouvence idéalisé, libre dans le dessin. Quand Vallotton expose ce tableau en 1893 au salon des indépendants, dans la même salle que les autres Nabis, la critique va se moquer.» Dans les articles, on fait état de la laideur des femmes représentées, des rires provoqués lors de l’exposition. Toulouse-Lautrec, ami de Vallotton, avait fait partie de la commission de placement au moment du Salon et avant même l’ouverture de l’exposition, il écrit: «Vallotton expose deux tableaux. La Valse: épatant. Et Le Bain au soir d’été. Qui sera probablement décroché par la police.»
Après cette exposition, rappelle Katia Poletti, «sans doute heurté par les réactions, Vallotton décide de ne plus présenter de la peinture à Paris pendant 3 ans».
En 1908, on est dans une période où Vallotton réalise énormément de nus. A partir de croquis, comme on l’a vu pour les paysages. «On retrouve ainsi encore une stylisation et une simplification extrêmes. Le corps est souvent posé sur un fond factice, comme ici pour L’Automne. Pour élaborer aussi une recherche formelle au travers du corps féminin. La forme est sculpturale, la pause audacieuse.»
Vallotton, en 1900, s’est fait naturaliser français. Il a 49 ans au moment de l’éclatement de la Première Guerre mondiale. Il souhaiterait pouvoir s’enrôler, mais il est trop vieux. «Il est pourtant tout à fait patriote. On le voit sur cette toile où les couleurs qui dépassent de sa palette sont les couleurs du drapeau français.» Il va représenter la guerre, qui va le bouleverser personnellement et dans sa démarche formelle de peintre.
«Ce tableau est réalisé avant le début de la guerre. Vallotton va ensuite participer à une mission de peintres aux armées. Il va rendre compte de la désolation. Puis en 1917, il réalise cette toile avec une vision sublimée de la guerre qui répond à ses interrogations formelles: il se demande comment l’artiste peut représenter la guerre, les forces, le son. Il va se mettre, lui plutôt peintre de l’arabesque et de la courbe, à utiliser la droite, peut-être selon lui la seule manière de représenter la force. La guerre aura vraiment bouleversé sa peinture.»
