Quelque 100 ex-combattant·es des Forces armées révolutionnaires de la Colombie (Farc) ont décidé de jeter l'ancre dans la petite municipalité de San José de León, au cœur de la région d'Urabá située au nord-ouest de la Colombie. C'est sur un terrain de 30 hectares au beau milieu de la jungle que ce groupe a lancé, en octobre 2017, un projet agricole d'autogestion. Une manière de reconstruire une vie loin des armes, en famille, dans le but de se réinsérer de façon originale à la vie civile.
Ces personnes issues du Front 58 sont particulièrement actives dans les départements de Antioquia et de Cordoba, situés au nord de la Colombie. «À la suite de la signature des accords de paix, l'État colombien nous a attribué la zone de El Gallo (Le Coq) dans la région de Cordoba, pour nous accompagner dans le processus de réinsertion», explique Rubén, commandant du Front, plus connu sous l'alias Manteco. «Pourtant, le territoire n'était qu'un terrain vague. Rien n'avait été construit avant notre arrivée, alors qu'on nous l'avait promis.»
Manteco et ses camarades ont décidé de parcourir plus de 200 kilomètres vers l'ouest du pays, dans une zone tropicale isolée, afin de vivre en autarcie. L'homme qui a passé trente-deux ans dans la jungle à combattre ne cache pas sa déception: «On se faisait beaucoup d'illusions, pas tant à propos des promesses du gouvernement mais plutôt au sujet du soutien de la communauté internationale. Aujourd'hui, on constate que l'accord a été violé. L'État a pris trop de retard. Les autorités n'ont pas respecté les ex-combattants ni le peuple colombien dans sa totalité.»
«On attend encore la réforme rurale qui était censée améliorer la vie des agriculteurs. Pareil avec les mesures destinées à améliorer la santé et le système éducatif, explique le leader quadragénaire. Des ex-guérilleros sont détenus et assassinés. On ne sera pas surpris d'apprendre qu'ils finissent par retomber dans l'illégalité.»
«Il nous appartient de dénoncer cet état de fait par la voie pacifique. Nous y arriverons si nous restons unis.» L'objectif, modeste, consiste à obtenir un logement et à construire un projet pour que les personnes qui vivent là trouvent un travail stable qui leur permette de subvenir à leurs besoins.
Penché sur l'une des tables de billard de la cahute centrale qui fait office de bar, David, l'une des personnes qui appartiennent au groupe des Farc depuis le plus longtemps, fixe l'horizon. «Nous avons compris que pour avancer, il fallait donner de l'espoir aux gens. Mettre en place des projets productifs nous a sauvé. Nous souhaitons maintenant que les anciens combattants qui se trouvent dans d'autres zones nous rejoignent pour que l'on développe ce projet ensemble.»
«Nous ne sommes plus armés mais nous voulons toujours fonctionner de la même façon, à savoir avec une hiérarchie, une chaîne de commandement et un espace pour réfléchir ensemble», explique Verónica, ancienne experte en explosif qui intégra les Farc à l'âge de 11 ans. Plusieurs comités de travail ont été créés pour donner vie à cet ambitieux projet.
Les dix-huit bassins piscicoles gérés par le «comité des poissons» constituent l'axe central de cette confrérie. Certains étangs contiennent plus de 11.000 alevins alors que d'autres ont déjà des tilapias (poissons d'eau douce) adultes prêts à être consommés ou vendus. De plus en plus tournés vers la commercialisation de leurs produits, le groupe s'est inspiré d'autres projets de la même nature pour se lancer dans l'élevage de crevettes et de poissons-chats.
Carlos, le bras droit de Manteco, est optimiste. Il pense que le groupe pourra bientôt faire des profits intéressants. «Nos clients sont satisfaits et en demandent toujours plus. Nous devons continuer à innover et trouver d'autres moyens de subsistance.»
L'aide financière initiale du programme des Nations unies pour le développement leur a permis d'acquérir 400 coqs, 200 poules pondeuses et une trentaine de cochons, gérés par un «comité du bétail».
«Nous sommes conscients que les gens ont toujours peur de nous et qu'ils nous voient comme des criminels. Notre message est sans équivoque: nous voulons rétablir des liens de paix.» Un grand terrain vague s'étale au milieu du domaine. Flanqué de deux cages de but en bois à chaque extrémité, il sert à jouer au football. «Bientôt nous construirons un beau terrain et nous pourrons organiser des matchs avec les communautés voisines», déclare Carlos.
À l'extrémité sud de la communauté, des pilotis en bois couverts par une grande bâche font place à une grande salle remplie de chaises d'école. «Notre priorité, c'est que les quinze enfants qui habitent ici puissent être scolarisés, explique Carlos. Nous travaillons dur pour construire des salles de classes plus grandes et plus spacieuses afin d'accueillir des nouveaux venus.»
Des zones d'ombre persistent. L'aide financière ayant cessé fin en août 2019, l'appréhension est palpable. Les craintes relatives à l'avenir de l'accord de paix et à celui des personnes qui furent engagées dans le combat se sont renforcées avec l'arrivée au pouvoir d'une droite populiste menée par Ivan Duque.
Manteco est fier du travail accompli. Il pense à l'avenir de sa communauté et continuera à se battre pour améliorer les conditions de vie de ses pairs. «L'idéologie politique n'a plus d'importance. La paix est possible. Le processus pour y parvenir sera long et compliqué», conclut le chef, inquiet mais satisfait d'avoir montré qu'un cas isolé pouvait donner l'exemple d'une autre voie possible dans un pays sortant de plus de cinquante ans de conflit.
