«J'ai commencé à travailler sur les mennonites boliviens, les membres d'un mouvement chrétien évangélique anabaptiste parallèle à la Réforme protestante, en 2010 parce que j'étais curieux de savoir comment vivait ce genre de communauté, quel était son mode de vie et quelles étaient ses motivations», raconte Jordi Ruiz Cirera. Un an plus tard, ce photographe espagnol a documenté la vie de cette communauté fermée, dont les membres sont arrivés dans les années 1950 en provenance du Canada, du Mexique et du Belize. Son travail est exposé au Festival circulation(s) à Paris, jusqu'au 21 juillet.
«Je voyageais en Amérique du Sud et un ami m"a parlé de ces communautés. J'ai voulu connaître leur mode de vie et leurs réalités. J'étais très curieux de savoir comment il était possible que ces communautés pourtant assez grandes soient rejetées par la société moderne. Les mennonites vivent comme leurs ancêtres, sans voiture, sans téléphone et sans électricité. Cette image a été prise pendant les funérailles d'une jeune femme et de son bébé décédés dans un accident de voiture, alors qu'ils étaient passagers (les membres ne peuvent pas conduire, mais ils sont autorisés à être passagers). Ce fut un jour très triste pour tout le monde, et je fus surpris de voir qu'ils ont enterré le cercueil à même le sol, sans tombe ni pierre tombale.»
«Il existe environ cinquante communautés dans la partie est de la Bolivie. Elles peuvent être composées de quelques familles à quelques milliers de personnes. Les chiffres exacts ne sont pas connus, car beaucoup vivent sans papiers ou avec des passeports étrangers, mais on pense qu'environ 50.000 individus en font partie en Bolivie. Ils viennent du Canada, du Mexique ou du Belize, où pour diverses raisons leur style de vie était en train de s'égarer. Certains ont décidé de chercher de nouvelles terres où s'installer et ont créée de nouvelles communautés.»
«Leur mode de vie est vraiment très calme. Les membres travaillent la terre, ils n'ont pas d'autres dépenses que la maison et les champs et ils ne vivent qu'entre eux. Ils refusent les objets modernes tels que les télévisions, les voitures, les radios ou internet. Tous les dimanches, tout le monde –sauf les plus jeunes– va à la messe. Comme je n'étais pas mennonite, je ne pouvais pas aller à l'église. Je suis resté à la maison pour jouer avec les enfants et cette image est apparue. C'est l'une de mes préférées. Elle dépeint les réalités d'une famille avec beaucoup de frères et sœurs, leurs jeux et leurs relations, tout en montrant qu'ils n'ont pas beaucoup de jouets pour se divertir.»
«Les enfants n'avaient que quelques jouets, il n'y avait pas de jeux comme des cartes ou des jeux de société. J'étais assez curieux de les voir jouer avec de petits jouets agricoles, c'est l'environnement qu'ils connaissent.»
«Les barrières linguistiques et culturelles étaient très difficiles à surmonter. Ils parlent un dialecte allemand et quelques-uns parlent espagnol, puisqu'ils commercent avec des Boliviens. La communication était souvent difficile. Cette photo a été prise lors d'un dîner avec la famille Dyck, qui a eu dix enfants. En l'absence de contrôle des naissances, les familles mennonites sont grandes, avec une moyenne de dix enfants par famille et parfois jusqu'à dix-neuf enfants pour une seule femme. Je suis resté dans cette maison pendant plusieurs jours et je suis devenu ami avec Gerardo Dyck. J'aime cette photo parce qu'elle révèle les familles nombreuses et l'importance du temps passé ensemble pendant les repas.»
«La Bolivie est un pays très diversifié. Il existe par exemple trente-six langues officielles, de nombreux groupes autochtones différents, etc. La vision que chacun a de ces communautés dépend donc vraiment de quelle partie de la société il vient. Dans leur environnement, dans la région de Santa Cruz, j'avais l'impression que les Boliviens les ignoraient ou les considéraient comme des commerçants susceptibles de devenir une opportunité commerciale. Ils ne conduisent pas, mais ils ont besoin de camions pour transporter leurs produits, les acheter et les vendre, et beaucoup de Boliviens travaillent donc avec eux.»
«Une femme dessine des motifs sur le tissu pour confectionner des vêtements. C'est important dans la colonie que tout le monde s'habille pareil et ne soit pas surpérieur à un autre. Cependant, je ne savais pas que chaque famille fabriquait elle-même ses vêtements.»
«Le magasin, qui fonctionne de manière coopérative entre tous les membres de la communauté, est l'endroit où les familles obtiennent presque tout ce dont elles ont besoin, des conserves aux tissus en passant par la confection des vêtements. Pour les articles plus volumineux ou difficiles à obtenir, les gens se rendent dans la ville de Santa Cruz, mais la plupart n'aiment pas cette ville et préfèrent rester dans la communauté.»
«Tous les soirs et tôt le matin se tient la traite des vaches, une activité effectuée par tous les membres de la famille. Les recettes provenant des ventes de lait et de fromage comptent parmi les principales sources de revenus des mennonites vivant dans les colonies. Je suis resté dans les communautés pendant environ deux mois en 2011, à deux périodes différentes. À l'époque, j'avais une vision très traditionnelle de ce que la photographie documentaire devait être. Je sentais que je devais rester aussi longtemps que possible pour essayer d'être invisible là-bas. J'ai décidé d'y passer un peu de temps et de faire connaissance avec eux avant de commencer à faire des photos. En réalité, la plupart des images qui ont été retenues dans l'édition finale proviennent de mon deuxième voyage, alors que je savais déjà quelles familles étaient plus ouvertes et désireuses d'être photographiées.»