À la suite de la crise financière de 2008, la photographe Amélie Labourdette s'est mise à la recherche d'images pour exprimer l'effondrement d'un système. Elle s'est alors tournée vers les constructions inachevées, en Espagne puis dans le sud de l'Italie «où les crises et détournements financiers ont fait de l’inachèvement une esthétique architecturale, explique-t-elle. L'inachèvement est une partie intrinsèque de l'identité de ces régions. Il est également une excellente métaphore de la mauvaise gestion des affaires publiques qui a transformé la campagne italienne en y laissant des "trous noirs"». Sa série, Empire of dust, est exposée à la Galerie Thierry Bigaignon du 9 novembre au 23 décembre 2017.
Empire of Dust #01, Giarre, Sicile (2015) | Amélie Labourdette
«En réalisant des recherches sur les constructions inachevées un peu partout dans le monde, je me suis rendue compte que ces squelettes de béton de grands projets restés en suspens constituent des stigmates récurrents de notre époque. Ils reflètent, tels des miroirs, les bouleversements socio-économiques et l'histoire contemporaine à chaque fois singulière et propre à chaque territoire. À ceci s'est mêlé une réflexion sur la notion de “document” photographique comme un vecteur permettant le déplacement d’une perception à une autre, d’un statut vers un autre, des glissements de l’identité des formes et de leurs perceptions. Les constructions inachevées m’intéressèrent particulièrement car elles réfèrent directement à une “esthétique de l'inachèvement”, à la notion de non-finito, désignant des sculptures inachevées par l'artiste, volontairement ou non.»
Empire of Dust #04, Giarre, Sicile (2015) | Amélie Labourdette
«Par l’inachèvement, il s’agit de donner l’œuvre sous une forme interrompue, comme étape du processus de création et condition “d'œuvre ouverte”, “d'œuvre à venir” en laissant la place à la perception du spectateur dans la construction même de l'œuvre («c'est le regard du spectateur qui fait l'œuvre»). Il m'est alors paru évident que par l'inachèvement même de ces constructions s'opérait une rupture dans la perception de leur usage auquel le projet initial les dédiait et qu'elles devenaient ainsi des objets indéterminés, les faisant accéder à une dimension plastique, un devenir sculpture. L'ensemble de ces réflexions a donné naissance à une première série sur les constructions inachevées, Non Finito réalisée en 2014 en Espagne, puis à cette seconde série Empire of dust réalisée en 2015 en Italie du Sud.»
Empire of Dust #06, Savoca, Sicile (2015) | Amélie Labourdette
«Je me suis concentrée sur l'Italie du Sud où l’inachèvement est devenu une partie intrinsèque de l'identité de ce territoire. Je suis partie avec mon ami Wilfried Nail (lui-même artiste) qui m'a assistée sur ce projet pendant un mois (de fin mars à fin avril 2015). En nous basant sur le recensement des constructions inachevées que j'avais réalisé à partir de différentes sources et articles de presse trouvés sur internet et sur la constitution d'une carte (réalisée à partir d'un repérage virtuel sur Google map de leur localisation), nous avons sillonnés la Sicile, la Calabre, la Basilicate et le nord des Pouilles à la recherche de ces constructions.»
Empire of Dust #03, Favaco, Calabre (2015) | Amélie Labourdette
«Parfois, ces constructions inachevées se situaient dans un périmètre assez restreint, parfois, nous devions rouler plus de quatre heures pour arriver à une nouvelle destination. Étant donné que je réalisais mes images en pose longue, à l'aurore ou au crépuscule, je faisais les repérages des lieux et cherchais mon point de vue au cours de l'après-midi. Puis, soit j'attendais que la nuit commence à tomber, soit je revenais le matin à l'aurore afin de réaliser mon image. Il s'agissait d'attendre le moment, la plupart du temps très furtif, où la lumière, l'atmosphère, me semblaient être les plus justes afin de paradoxalement faire surgir une atemporalité du paysage.»
Empire of Dust #17, Bluffy, Sicile (2015) | Amélie Labourdette
«Empire of Dust explore une Italie peuplée d’ecomostri, ces créatures de béton dressées au creux d’une vallée, ou à flanc d’une colline. Une enquête évoque 360 constructions dispersées à travers le pays, dont 160 en Sicile. Certaines sont publiques, d’autres privées. Les unes sont illégales, les autres manquent de subsides pour être achevées, d'autres encore sont prétextes au blanchiment d’argent. Des villages entiers, des complexes hôteliers, des tronçons d’autoroute, des ponts, des villas isolées.»
Empire of Dust #12 Pietrarossa, Sicile (2015) | Amélie Labourdette
«Au-delà même de leurs formes et de leurs typologies plastiques, elles dévoilent des réalités qui traversent l’économie et la société de l’Italie du Sud: blanchiment d’argent, détournement de fonds, activités mafieuses, absence de considération pour le bien commun. (…) Et, tandis que l’authentique ruine romantique est le résultat d’un processus long de dégradation, celles-ci n’ont jamais été achevées. Parfois, de jeunes gens les occupent. Des habitants s’approprient a posteriori ces espaces qui témoignent d’une réalité contemporaine au sein de laquelle l’inachevé et l’abandon précèdent la vie de la construction.»
Empire of Dust #13, Gravina in puglia, Les Pouilles (2015) | Amélie Labourdette
«Mon choix s'est fixé sur des squelettes de béton aux formes “indéfinies” dont la qualité plastique leur donnaient un potentiel “autre”, un devenir sculpture rappelant les sculptures monumentales du Land art. Je suis également allée à la recherche de lieux singuliers, dans lesquels les constructions inachevées fusionnent avec le paysage. J'ai voulu trouver le juste point de conjonction entre une approche de distanciation réflexive et une expérience de “l'indétermination”, en tentant de saisir ce qui se dérobe à nous. Désormais, le défi pour les nouvelles générations semble être de trouver un moyen de leur donner un sens, de les sauver, leur donner une nouvelle dignité. Plusieurs possibilités s'offrent alors à eux: compléter ces bâtiments, les démolir, ce qui serait trop coûteux et compliqué, ou bien les “re-fonctionnaliser” en les laissant sensiblement comme ils sont.»
Empire of Dust #09, Spinoso, Basilicate (2015) | Amélie Labourdette
«Dans Empire of dust, j'ai voulu élaborer une forme d'archéologie de l’esprit du lieu car ces constructions inachevées nous renvoient à quelque chose de la mémoire collective et individuelle: elles sont le reflet de l’histoire, d’une époque, ainsi que de notre imaginaire. Cette série invite le spectateur à tisser des liens improbables entre différentes strates référentielles et mémorielles de l’histoire: de la photographie de Düsseldorf aux sculptures minimalistes des années 1960 ou encore aux interventions monumentales du Land Art, mais également des ruines de la peinture romantique allemande aux “ruines prospectives” des romans de science fiction, tels que After London de Richard Jefferies ou La Terre demeure de G.R. Stewart, décrivant une ère post-humaine où la nature reprend le dessus sur les constructions humaines.»