Il y a cinq ans, Arnold Ciaran Og est revenu à Ballinasloe, la petite ville irlandaise dans laquelle il a grandi. «Le retour devait être temporaire, mais j’étais au chômage et je suis finalement resté.» Les week-ends s’enchaînent au rythme des bars qu’il écume. Il en a fait un livre photo, sans aucun texte: I Went to the Worst of Bars Hoping to Get Killed. But All I Could Do Was to Get Drunk Again. «Ce qui m’intéressait, c’était les hommes qui, à cause de l’alcoolisme, du chômage ou autre, sont totalement exclus du monde de l’amour.»
«Dans les années 1970-80, Ballinasloe était prospère alors que le reste de l'Irlande était touché par le chômage. On y trouvait des usines, des commerces. Peu à peu, les usines ont fermé et ont été relocalisées à l'étranger si bien qu'aujourd'hui la ville meurt tristement. Il n'y a rien à faire à Ballinasloe à part sortir dans les bars. Mais il n'en reste que 10 à 15, ce qui est peu pour une ville irlandaise.»
«Ceux qui peuvent partent, ceux qui restent, je les ai photographiés. Parfois, je me dis que ceux qui restent obstinément sur le navire et boivent alors qu'il sombre dans l'abîme ont un comportement fataliste. Il y a aussi un certain confort dans ce qui nous est familier et la peur de quitter la seule chose que l'on connaisse.»
«Ce qu'ils cherchent dans les bars? Les femmes! Mais ils ne les trouvent que rarement. Les gens sortent pour retrouver les autres et socialiser, mais surtout pour trouver une copine. Or, les femmes sont rares à Ballinasloe. Elles sont soit parties pour étudier à l'université soit mariées. Dans les boites de nuit et les bars le week-end, il y a des groupes d'hommes tapis dans le noir qui regardent les quelques femmes tristement et avec envie, en sachant qu'ils ne les connaîtront jamais. Je les observais en me disant: "Regarde les! C'est horrible d'être comme ça!"»
«Un jour, j'étais dans une de ces boîtes de nuit, dans un coin, et je regardais un groupe de filles sur la piste de danse. J'ai soudain réalisé que j'étais devenu comme eux. Je devais ressembler à ces hommes saouls qui tentaient d'entrer en interaction avec ces filles avant d'être repoussé de la manière la plus forte.»
«Les gens étaient habitués à ce que je prenne des photos. Au début, je ne pensais pas en faire un livre, donc personne ne s'en souciait vraiment. J'utilisais un appareil photo 35mm alors quand ils me demandaient de voir immédiatement les photos, je leur répondais que l'appareil était trop ancien pour cela. Je crois que le fait que je faisais les mêmes choses qu'eux et que je buvais avec eux, rendait la pratique plus facile. J'ai vu ces gens tous les week-ends pendant des années.»
«Ce qui est drôle c'est que les photographies les plus simples à faire étaient celles des gens qui se battent parce que les hommes étaient en pleine action et ne me remarquaient même pas. Un jour, j'ai montré ces photos au père d'un ami (qui a grandi à Ballinasloe). Il a ri en disant qu'à son époque les mêmes combats avaient lieu dans les mêmes rues et que rien n'avait changé.»
«Je vois ce livre un peu comme un film dans lequel les images ont été éditées pour distiller quelque chose de très subjectif et dans lequel les impressions, les sentiments et les émotions sont concentrées. Les images dégagent un sentiment de crainte et de confinement, parsemé d'actes de violence occasionnelle et d'agressions.»
«Le plus compliqué a été de montrer la banalité, la claustrophobie ou la violence soudaine. J'ai essayé de ne pas photographier comme un photojournaliste ou de façon sensationnelle. Ce livre reste une impression très subjective d'un type de vie à Ballinasloe. Mais il y a de nombreux aspects que je n'ai pas photographié. Ce que j'ai essayé de photographier, c'est un milieu particulier, un monde très masculin –celui de la dérive dans les bars et les boîtes de nuit vides, la recherche de l'oubli et l'agression. Cela existe réellement à Ballinasloe mais aussi dans chaque petit village d'Irlande.»
«La dépression masculine est une vraie question en Irlande. Nous avons l'un des taux les plus élevés d'Europe. Tout le monde, dans les petits villages ruraux, connaît quelqu'un qui s'est suicidé. Il n'y a que très peu de soutien pour les hommes, et encore moins pour les chômeurs.»
«On a parfois l'impression que c'est de leur faute s"ils n'ont pas de travail. Qu'ils ne sont pas assez "homme" pour faire face à leur dépression. Très peu d'hommes parlent ouvertement de leurs sentiments de sorte qu'ils subsistent sous la surface jusqu'à ce que vous entendiez qu'il s'est suicidé. On se demande alors "ce qui n'allait pas chez lui". Une partie de l'Irlande est encore très conservatrice et les hommes ne sont pas encouragés à parler de leurs émotions. Je pense que le refoulement de ces sentiments se manifeste dans l'alcoolisme et la violence.»