«Un jour, j'ai lu une citation qui m'a beaucoup marqué, raconte Frédéric Noy. Elle disait que les Occidentaux ne s'intéressaient à l'Afrique qu'à travers les gens qui meurent et non ceux qui vivent. Ça m'a donné envie de découvrir des sociétés en allant à la limite de ce qu'elles sont capables d'accepter socialement.» Le photographe a travaillé sur trois pays proches mais dont les droits des LGBT+ diffèrent: le Rwanda, l'Ouganda et le Burundi. Au Burundi, l'homosexualité est punie depuis 2009 d'une peine pouvant aller jusqu'à deux ans de prison et d'une amende. En Ouganda, c'est la prison à vie si l'on est pris sur le fait, tandis que le Rwanda, ne possède pas, à proprement parler, de loi homophobe. Pour le président ougandais Yoweri Museveni, les LGBT+ sont des «ekifire», des «demi-morts», comme il les qualifia lors d'un rassemblement saluant l'avènement d'une loi anti-homosexualité. C'est aussi le nom choisi par Frédéric Noy pour son ouvrage photographique qui rassemble sept ans de travail.
«Pour la Journée internationale contre l'homophobie, la transphobie et la biphobie, des dizaines de jeunes gays et lesbiennes se sont rassemblés sur les rives du lac Victoria à Entebbe, dans le centre de l'Ouganda, pour une fête organisée par YOR, une organisation LGBTI. Cette photo montre les ressources des membres de cette communauté pour défier la société pacifiquement. Ils sont là, ils vivent, s'affichent lors d'une action triviale: un pique-nique! Un pique-nique comme une arme révolutionnaire! Il n'y a pas besoin d'en faire trop pour avoir de l'impact et je trouve cela génial. L'Ouganda est l'un des pays d'Afrique où la loi homophobe est la plus dure et le risque est la prison à vie.»
«Dans une banlieue de Kigali, Bobette, une femme transgenre, ouvre le volet de sa minuscule maison individuelle. Les gens interrogent régulièrement Bobette sur son sexe. Ce travail m'a appris à employer le bon vocabulaire pour qualifier avec des termes acceptables et justes chaque membre de la communauté. Je me souviens de cette photo comme l'un des premiers cours donnés par Bobette à ce sujet. Le Rwanda ne criminalise pas l'homosexualité mais Bobette est régulièrement contrôlée par la police. Un jour, lors d'une vérification d'identité, un policier a vu qu'elle était de sexe masculin mais qu'elle se promenait habillée en femme et il a déchiré sa carte. Bobette a dû entreprendre les formalités pour refaire ses papiers et elle m'a raconté que les fonctionnaires ricanaient et ont tout essayé pour faire traîner les démarches. Le poids de la société, et parfois de la famille, est plus fort que la loi. Nous étions en train de parler de ces sujets quand elle s'est levée pour ouvrir le volet afin que nous ayons plus de lumière et par miracle un miroir se trouvait à gauche. Cette photo n'est absolument pas posée, elle est le fruit de deux heures d'entretien et d'un instant qu'il a fallu saisir. Je trouve que l'absence de contrôle donne des images tellement plus justes.»
«Sur cette photo, un jeune gay dort dans la maison d'un ami en Ouganda. Il vient de Mbarara, où il a échappé à la mort lors d'une action de justice populaire. Il n'a pas été pris sur le fait mais il s'est fait passer à tabac par des voisins puis par la foule en colère. Sur ses épaules on voit les cicatrices faites par des planches de bois percées de longs clous. Il s'est enfui à Kampala et a trouvé un travail de barman mais il n'a pas eu de chance. Un jour, un client est entré, il venait de la même ville que lui et il l'a immédiatement dénoncé à son patron. Il n'est plus jamais retourné travailler, de peur que la police vienne le chercher. Quelques temps après cette photo, il s'est enfui aux États-Unis.»
«Lors d'une journée de solidarité avec les victimes d'homophobie, Pepe Julian Onziema, un homme trans et un pilier de la communauté LGBTI en Ouganda, prend la parole devant une table où des bougies ont été allumées en hommage à des membres de la communauté décédés, afin d'encourager les personnes LGBTI à montrer fièrement leur existence et leur appartenance. Être visibles et présents, c'est leur manière de résister.»
«J'ai pris cette photo en 2016. La police ougandaise venait d'empêcher qu'ait lieu la Gay Pride, dans deux resorts à l'extérieur de Kampala. Plus de 100 personnes LGBTI devaient participer aux célébrations à Entebbe, près du lac Victoria. Le gouvernement avait annoncé que cette manifestation, dans l'espace public, serait interdite et il a tenu parole. Des minibus ont été affrétés et les manifestants ont été renvoyés sous escorte vers la capitale. Personne ne savait où ils seraient emmenés. Lorsque les bus se sont arrêtés sur le côté, les militants ont défié la police et j'ai fait cette photo. À droite, avec les cheveux roux, on voit Shivan, chanteuse et danseuse à l'origine de l'hymne de la communauté “I am a Kuchu”, qui est le terme employé dans la communauté pour se désigner. Depuis, Shivan a émigré à l'étranger. On aperçoit aussi sur cette image Princess Rihanna portant un bonnet rouge. Cette concurrente de miss Pride 2015 est l'une des deux seules à avoir eu un procès pour homosexualité en Ouganda. Elle est restée sept mois en prison avant d'être acquittée car elle n'avait pas été prise sur le fait. Elle est ensuite devenue une activiste de premier plan. L'un des enjeux pour la communauté est l'information. Des équipes de sécurité sont constituées pour prévenir les avocats quand une personne est interpellée par la police et essayer qu'elle soit très vite libérée sous caution.»
«Duchesse, une militante LGBTI, prie sur la tombe de Georges Kanuma, au Burundi. Georges Kanuma était un ardent défenseur de la communauté LGBTI. Il est décédé du sida le 14 avril 2010, à l'âge de 38 ans. “Il fait partie de ceux qui ont donné le courage à la majorité des personnes LGBTI burundaises de sortir du placard”, m'a expliqué Duchesse. J'ai voulu aller voir la tombe de ce père spirituel pour beaucoup de Burundais. C'est la toute dernière photo que j'ai prise au Burundi, sur la route de l'aéroport. Pour moi, cette image possède une part de magie. Le lieu influe sur le personnage de ma photo, de minutes en minutes je voyais l'émotion se construire sur son visage et arriver un peu comme une vague. Les pays très homophobes présentent les homosexuels comme des gens différents et je voulais que cette photo souligne que la tombe de Georges Kanuma ressemble à celle du voisin ou à n'importe quelle autre tombe...»
«La seule façon de raconter les histoires dans leur chair et leur matière est d'être basé sur place. J'ai donc beaucoup travaillé sur l'Afrique en y vivant. Le Rwanda, l'Ouganda et le Burundi ont des histoires proches et parfois communes et les lois de chacun de ces pays se répercutent sur les autres. Il me fallait vivre sur place pendant des années pour suivre ces personnes dans leur intimité, comprendre les menaces permanentes qui pèsent sur elles et comment elles font pour mener leur existence. J'y ai travaillé pendant plus de sept ans et cinq mois. La réalisation d'un livre permet ensuite de clore un projet. Mais on le commence toujours pour des raisons rationnelles et on le termine pour des raisons purement irrationnelles…»