Sous l'épais brouillard de pollution de New Delhi, en Inde, se cache une colline difforme. Une montagne disgracieuse dans une région pourtant plate. Quand le vent souffle et que l'horizon s'éclaircit, sa silhouette menaçante apparaît petit à petit, dévoilant sa véritable nature. Ce monstre est fait de déchets et de détritus, amassés sur plus de 70 mètres de haut. En son sommet, de minuscules ombres s'activent du matin au soir: les enfants du monstre de Ghazipur.
La décharge de Ghazipur est visible à des kilomètres à la ronde. Située en banlieue de New Delhi, elle a été mise en service en 1984 pour accueillir les ordures de la capitale indienne et ses 20 millions d'habitants. Le site a dépassé sa capacité il y a près de deux décennies et sa taille n'a cessé d'augmenter depuis. Aujourd'hui, la montagne de déchets a dépassé la hauteur du Taj Mahal.
Le sol s'enfonce légèrement sous chaque pas. Des rapaces par milliers rôdent au-dessus de la décharge. Chaque jour, 2.000 tonnes de poubelles y sont déchargées. Les camions pleins à craquer se succèdent, déversent leur cargaison avant que d'imposants tracteurs passent derrière pour retourner, déplacer et aplatir les déchets. De grandes vagues de détritus se forment ainsi avant de s'écrouler avec fracas.
Après le passage du tracteur vient le tour des chiffonniers. Dès 5 heures du matin, ils sont des centaines à escalader la montagne pour venir ici, au sommet du monstre, ramasser les déchets afin de les revendre. Parmi eux, de nombreux enfants, parfois en dessous de la dizaine d'années.
Filles comme garçons, ces enfants fixent à longueur de journée le sol, à la recherche de plastiques, d'emballages recyclables et de métal. Tout ce qui peut se revendre quelques roupies. Pour dix heures de travail par jour environ, ils peuvent ainsi récupérer l'équivalent de 3 euros, qui serviront à faire vivre leurs familles. Sur le sol, il y a parfois du verre et des métaux tranchants. Avec leurs sandales, les coupures sont fréquentes, explique l'un des jeunes chiffonniers.
Une fois ramassés, les objets récupérés sur le monstre sont entassés dans de grands sacs pour être plus facilement transportés. Un groupe de jeunes filles s'y attelle toute la journée, par plus de 35°C en ce mois de mars. Aucun coin d'ombre ne permet de s'abriter du soleil et la chaleur intensifie les odeurs nauséabondes qui émanent de la décharge.
Une fois les déchets bien empaquetés, c'est au tour des grandes personnes de prendre le relais. À la force des bras, les sacs sont hissés sur leur tête pour être apportés aux abords de la décharge. D'en haut, les chiffonniers laissent tomber les précieux sacs qui roulent jusqu'à l'étage inférieur de la montagne. En fin de journée, les sacs sont acheminés dans les villages en contrebas. Les enfants, quant à eux, ne restent jamais bien loin de leurs proches.
À l'horizon, la ville. Un lieu lointain pour les chiffonniers, cantonnés à vivre dans les bidonvilles, au pied de la décharge qui les nourrit. Comme une tache d'huile, cette dernière ne cesse de se répandre et couvre aujourd'hui une aire large comme plus de quarante terrains de football. Vivre en contrebas du monstre n'est pas sans conséquences: les maladies sont fréquentes et les particules fines qui proviennent de la décharge font des ravages sur plus de 5 kilomètres.
Lors de courtes pauses, les enfants de Ghazipur trouvent refuge sur un amas de fleurs, posé là, au milieu des détritus, par un des camions. Certains se recouvrent de pétales tandis que d'autres essaient d'en faire un bouquet. Un parfum agréable prend le dessus. Mais lorsque les fleurs touchent le sol, le liquide toxique qui ruisselle un peu partout désintègre presque automatiquement les pétales. Appelé lixiviat, ce liquide noir est un mélange dangereux issu de tous les déchets. La nappe phréatique en est contaminée jusqu'à 300 mètres de profondeur.
Lors des pauses, l'enfance reprend rapidement le dessus. Les jeunes garçons se taquinent, se chamaillent, avant de se réconcilier. Puis se bagarrent à nouveau. Grandir en contrebas de la décharge est un véritable fléau pour eux. L'air nocif ne permet pas à leur cerveau de se développer normalement, le rendant plus petit que la moyenne. Ils seront également exposés à de nombreuses maladies neurologiques au cours de leur vie.
Les parents n'ont d'autre choix que de venir ici, avec leur famille. Seul le travail à la décharge peut les nourrir. Depuis quelques années pourtant, la revente des matériaux recyclables n'est plus aussi lucrative. Leur maigre revenu rétrécit et pourrait bientôt ne plus suffire. Aucune alternative ne leur est pour autant proposée par les autorités.
Malgré l'ambiance sinistre, les moments de joie ne manquent pas. Les enfants restent des enfants, le monstre ne peut rien y faire. Les jeunes filles rient entre elles à la moindre occasion. Par exemple, quand l'une d'elles fait le pitre avec l'amas de fleurs.
Lorsque le soleil se retire petit à petit, les parents terminent le travail. Les sacs, fruits de leur labeur, sont lâchés du haut de la montagne, étage par étage, jusqu'à atteindre le bidonville en contrebas. En 2017, une partie de la décharge s'est écroulée, emportant avec elle la vie de deux chiffonniers. Après l'accident, la décharge a été fermée. Pourtant, quelques jours plus tard, les camions se succédaient de nouveau au sommet de la montagne, poussés par l'inexorable développement du pays. Rien ne semble pouvoir empêcher le monstre de s'accroître.