En Roumanie, la moitié de la population vit en zone rurale, mais les médecins de campagne sont deux fois moins nombreux que celles et ceux des villes. Floarea Ciupitu pratique à Gangiova, un village du sud-ouest de la Roumanie, depuis trente ans. La photographe roumaine Ioana Moldovan l'a suivie dans son quotidien. «J'ai choisi de montrer un médecin qui travaille depuis des décennies dans une même communauté plutôt que de mettre en valeur les comtés qui affichent les pires statistiques en matière d’accès aux soins, raconte-elle. Il existe des villages où les médecins de famille ont encore cette stature de “héros” pour les gens dont elles et ils se soucient, et c'est ce que je voulais souligner.»
«J'ai toujours eu un faible pour les personnes les moins privilégiées de mon pays –qu’il s’agisse de minorités pauvres ou discriminées. Par ce travail, j'ai voulu montrer les difficultés auxquelles elles sont confrontées. Mon premier projet photojournalistique a été de documenter la vie dans les anciennes colonies ouvrières communistes. Mais l’accès aux soins dans les campagnes roumaines est également une histoire que je veux raconter depuis longtemps. Cette histoire me touche aussi personnellement: mon grand-père maternel, que j’aimais beaucoup, était médecin dans une petite ville de l'ouest de la Roumanie. Enfant, c’est le métier que je voulais faire. J'ai pris cette photo quand la Dr Ciupitu a été appelée pour faire une injection à un vieil homme dont un pied s'était infecté et qui risquait l'amputation. La docteure se déplace à domicile si un patient ne peut pas le faire.»
«Ce qui m'a poussé à couvrir cette histoire, avant même de rencontrer la Dr Ciupitu, est le manque d'accès aux soins dans les zones rurales. Il y a presque deux fois plus de médecins dans les zones urbaines que dans les zones rurales, même si la moitié de la population roumaine vit à la campagne. Je voulais parler de ça. J’ai donc cherché un ou une médecin qui pratique depuis longtemps dans une communauté rurale et qui pouvait être un bon exemple. Tout en attirant l'attention sur les défis auxquels est confronté un médecin dans les zones rurales, j’ai souhaité aborder la question des problèmes du système de santé et montrer que dans ce système imparfait, il existe encore de bonnes et bons médecins dévoués. Je voulais aussi que la communauté soit représentative de plusieurs aspects: le manque d'emplois dans la région, l’absence d'eau courante ou encore la présence de la communauté minoritaire rom. J'ai appelé la Dr Ciupitu et je lui ai expliqué ce que je comptais faire. Elle était très partante au téléphone, et c'est comme ça que tout a commencé.»
«À 61 ans, la Dr Ciupitu est médecin dans deux villages du sud-ouest de la Roumanie, Gangiova et Comosteni (2.963 habitants), depuis trois décennies. Elle est née en 1955 à Siad, dans une famille modeste. La famille a déménagé à Craiova quand elle avait 9 ans, ce qui lui a permis d'étudier à l'école de médecine de cette ville. Elle a toujours voulu être docteure. “Je faisais des injections sur mes poupées, en utilisant des épingles à nourrice”, se souvient-elle. Elle est devenue médecin à Gangiova en 1987. Auparavant, elle avait passé six ans à l'hôpital municipal de Calarasi, puis trois ans en tant que médecin à Dichiseni. Sur cette photo, la Dr Ciupitu parle à des habitants dans la rue du village. Elle est très respectée des villageoises et villageois, qui la saluent toujours; elle est même la maraine de l'une des enfants de la communauté.»
«Le Dr Ciupitu suit environ 1.700 patientes et patients. Environ 1.400 ont une assurance maladie; la majorité d'entre elles et eux sont à la retraite ou bénéficient de la protection sociale. Mais la Dr Ciupitu ne se soucie pas de savoir si les personnes qu’elle ausculte sont assurées ou non. Elle aide tout le monde, peu importe l'heure ou les conditions. Les jours de la semaine, elle reste à Gangiova et dort au-dessus de son cabinet dans une petite pièce, sur un ancien lit d'hôpital. Elle se chauffe au bois, mais n'a pas d'eau courante à l'étage. On vient la voir la nuit pour faire des injections. Pendant le week-end, elle revient en minibus à Craiova.»
«Pendant ses heures de travail, la Dr Ciupitu passe le plus clair de son temps à s'occuper des patientes et patients dans son cabinet: elle consulte, fait des injections, prescrit. Mais elle se déplace aussi souvent chez les gens pour des urgences, quand il est difficile pour la personne de venir à la clinique, ou pour ausculter les nouveaux-nés. Elle travaille jusqu'à ce qu'il soit temps pour elle de monter dormir. Une petite lampe de poche guide son chemin jusqu'à son modeste logement: il n’y a pas d'électricité dans l'escalier. Les soirs d'été, elle se rend parfois sur une petite terrasse –deux bancs devant un petit magasin– et y passe du temps avec les gens du village. Sur cette photo, la docteure prie avant de se coucher.»
«La Roumanie a une population de près de vingt millions d'habitants. Les médecins croulent sous le travail et doivent prendre en charge un plus grand nombre de patientes et patients que la moyenne recommandée. Globalement, la Roumanie se classe très mal dans les indicateurs de santé européens: elle a le plus grand nombre de cas de tuberculose multirésistante, beaucoup de cancers du col de l'utérus et de cardiopathies... Récemment, la Roumanie a été confrontée à une épidémie de rougeole.»
«La Dr Ciupitu parle au téléphone avec le proche d'une patiente. Les hôpitaux les plus proches sont à Segarcea, à trente kilomètres, et à Dabuleni, à trente-deux kilomètres. Les cas les plus graves sont traités à Craiova, à soixante kilomètres de Gangiova. Les services d'urgence ont beaucoup de mal à atteindre le village, à cause de l'état des routes.»
«Le principal défi pour moi a été d'essayer de ne pas être intrusive quand il s'agissait de photographier des patientes ou des patients. Aller chez le médecin, surtout quand on se sent malade –et pas seulement pour se faire prescrire un médicament, est un moment de vulnérabilité et d’intimité. Ma principale préoccupation était de ne pas déranger l'acte médical et la vie privée. Les dossiers des personnes traitées sont stockés dans le cabinet du docteur. La population du village est vieillissante. Selon la Dr Ciupitu, il y a eu sept naissances pour vingt-cinq morts cette année.»
«Mon projet photographique porte sur des “héros” médecins qui, malgré toutes les difficultés et les problèmes du système, s'engagent pour leurs patientes et patients. Il en existe beaucoup, sauf qu'ils ne sont pas au centre de l’actualité. Seules les mauvaises choses que quelques médecins font sont évoquées, d'où une mauvaise perception globale en Roumanie: beaucoup de gens perdent confiance dans les médecins à cause de divers scandales de corruption.»
«Le système est défectueux; beaucoup d’améliorations sont nécessaires. Il y a des pommes pourries dans toutes les professions, mais il est également vrai qu'il existe de bons et bonnes médecins, comme la Dr Ciupitu. Mon travail voulait montrer ce bon exemple, qui peut servir d'inspiration. Sur cette photo, la Dr Ciupitu est chez la famille Seica. En trente ans, la docteure a acquis un statut spécial dans la communauté. Alors quand Constantin Seica revient de Londres où il travaille actuellement, elle leur rend visite. Les opportunités d'emplois sont rares en Roumanie; de nombreuses personnes tentent d'aller à l'étranger.»