Chaque jour, Calais est le théâtre d'un drame humain à ciel ouvert. Plus de 1.500 exilés sont dispersés dans des camps informels à la lisère de la ville. Ils vivent dans une extrême précarité en attendant de rejoindre l'Angleterre. Une dernière traversée périlleuse, après des années à arpenter les routes pour fuir les atrocités et la misère. Une dernière traversée où leur rêve d'une vie meilleure se heurte à un quotidien insurmontable, rythmé par des expulsions devenues journalières, qui enfoncent toujours plus ces hommes, femmes et enfants dans une vulnérabilité indicible.
«Ils ne vont pas tarder», lance dépité Ali, un jeune Soudanais dont la tente est installée dans la zone de l'hôpital, à Calais. Posté au-dessus d'un cours d'eau, il guette, comme tous les matins, l'arrivée de la police. Le temps presse: il est 8h30, le thermomètre affiche 9°C, et ses quelques affaires ne sont pas encore empaquetées. Il ne doit rien laisser derrière lui, au risque de voir ses biens confisqués voire sa tente lacérée par les forces de l'ordre. Ses six amis soudanais avec lesquels il partage ce petit campement ont déjà enfourné leurs affaires dans de grands sacs poubelle pour les protéger de la pluie en cette fin de mois d'octobre.
Alors que les premiers rayons de soleil commencent à peine à réchauffer les corps, une voiture de police, quatre fourgons de gendarmerie, un véhicule de la police aux frontières (PAF) et deux camions de nettoyage arrivent. Les gendarmes se dispersent. Par groupes, ils sillonnent les chemins boueux et examinent les buissons. Aux quatre coins du terrain vague, les migrants qui ne sont pas déjà partis tentes sous le bras sont expulsés sans bruit quelques mètres plus loin. Si les exilés appliquent mécaniquement les consignes, ils peinent à en comprendre l'objectif. «Pourquoi ils nous font ça tous les matins?», répète en boucle un jeune d'une vingtaine d'années parmi ce groupe d'Afghans. «Pourquoi on ne nous laisse pas une seule chance?»
Autrefois espacées de quarante-huit heures, ces expulsions ordonnées par le préfet du Pas-de-Calais sont quotidiennes depuis un mois pour certains lieux de vie, notamment ceux qui se trouvent aux alentours de l'hôpital. L'objectif: empêcher ce que les autorités appellent des «points de fixation», autrement dit une nouvelle «jungle» rassemblant des milliers de personnes, comme celle qui a été démantelée il y a cinq ans.
Comme Ali, plusieurs migrants qui fuient la police enjambent le cours d'eau avec leurs affaires pour se réfugier un temps de l'autre côté, près d'une route, où la police ne les harcèlera pas. Le long de cette petite rivière chaotique, tous les arbres ont été coupés. «La version officielle est que le déboisement a lieu pour implanter dans le futur une zone d'activité avec des entreprises. Mais vu la politique menée à Calais, c'est une excuse peu crédible: les arbres sont coupés pour empêcher les personnes de s'installer. Une politique qui a déjà été mise en œuvre par le passé», déplore Nancya, coordinatrice à Human Rights Observers (HRO), une association qui suit la situation migratoire sur le littoral nord. Le 28 septembre dernier, une grande opération d'évacuation avait chassé de cette zone près de 1.000 personnes, qui s'abritaient alors sous une végétation encore existante.
Le temps de l'opération, qui dure environ une heure, forces de l'ordre et migrants s'observent, à seulement quelques mètres les uns des autres. Des deux côtés, les traits des visages sont fatigués. Le silence règne et certains exilés épuisés se rendorment dans le froid sur leur tas d'affaires empaquetées. Une fois la police partie, les migrants se réinstallent exactement au même endroit, en attendant la prochaine expulsion. «L'autre jour, la police n'est pas venue, explique un Soudanais. On a attendu toute la journée. On s'est tous dit qu'il se passait quelque chose de pas bon.»
Constamment sous la menace, les migrants subissent une forte pression psychologique. «La stratégie des forces de l'ordre a changé depuis trois mois, explique William, manager à l'association l'Auberge des migrants. Les expulsions sont beaucoup plus imprévisibles et certaines ont même lieu l'après-midi, pour casser le rythme qui s'installe. Comme si l'objectif était de redoubler d'efforts avant l'hiver, tout en sachant que la campagne présidentielle approche.»
À côté de la zone de l'hôpital, des migrants cherchent dans une grande benne des objets encore utilisables qui ont pu être ramassés lors des déboisements quotidiens. Ils n'y trouveront pas les tentes et effets personnels qui ont été embarqués: ces derniers sont apportés à la déchetterie ou à la ressourcerie, un magasin où ces affaires sont entassées dans un conteneur ouvert et humide. En bout de course, il reste très difficile aux migrants de récupérer les objets confisqués. Rien qu'en 2021, 5.855 tentes et bâches ont été saisies, selon Human Rights Observers.
La multitude de petits campements autour de la ville, similaires à ceux qui jouxtent l'hôpital, abritent des Soudanais, des Syriens, des Afghans, des Érythréens, des Irakiens et bien d'autres nationalités. Les exilés n'ont parfois en commun que les rêves et les tragédies de leur vie. La plupart ont fui la guerre ou la pauvreté, et se retrouvent ici après deux, trois voire cinq ans de voyage. Ils ont traversé des dizaines de pays, ont subi traumatisme après traumatisme, notamment en Libye, dont certains peinent à parler. Quelques-uns sont allés en Allemagne pendant un temps, où leur demande d'asile a fini par être déboutée.
Musa était un champion de boxe dans son Afghanistan natal, qu'il a dû fuir. «Si la France me donne des papiers, je me battrai pour son drapeau», s'exclame-t-il. Bien que la plupart d'entre eux rêvent d'Angleterre, pays anglophone, perçu comme étant plus accueillant et où leur communauté est déjà bien installée, d'autres voudraient s'établir en France. Ils ne cherchent à quitter l'Hexagone que parce qu'ils y sont contraints, poussés par l'impossibilité d'y travailler et d'y vivre sans les précieux documents.
Dans cet environnement difficile, la misère, la fatigue, le froid et la promiscuité entre les communautés favorisent l'émergence de tensions. Un Afghan montre une récente cicatrice située non loin de ses côtes. Elle date d'un coup de couteau reçu quelques jours plus tôt, dont l'auteur serait, selon lui, un migrant d'un camp voisin. Une banale histoire de cigarette qui s'est terminée dans le sang.
«J'ai traversé plusieurs pays, j'ai failli mourir plein de fois. On me repousse encore ici», regrette un exilé, emmitouflé jusqu'aux oreilles dans un drap et allongé avec plusieurs Afghans sur une bâche. «Si je renonce à mon objectif, si je laisse tomber l'idée de m'installer en l'Angleterre, de m'imaginer une vie meilleure, de croire que je trouverai un travail, une femme, une vie calme, je deviens fou. Si je m'arrête, je meurs», reprend-il.
Au milieu de quelques scènes de joie, d'instants suspendus, où un migrant met par exemple en fond sonore une musique afghane trouvée sur TikTok, les regards sont souvent perdus dans le vide. Un vide laissé par des années d'exil, pour finalement rester bloqués ici, à une cinquantaine de kilomètres de leur objectif. «Si l'on reste ici, on a tout perdu. Tout cela n'aura servi à rien», renchérit un autre Afghan, capuche rayée sur la tête et qui dissimule son désarroi.«L'Europe parle de droits de l'homme, mais quel genre d'hommes sommes-nous à leurs yeux?»
«On n'a plus conscience que ce sont des êtres humains», regrette Philippe Demeestère, aumônier du Secours catholique. À 72 ans, l'homme s'est lancé depuis le 11 octobre dans une grève de la faim avec deux militants associatifs, Anaïs Vogel et Ludovic Holbein, pour dénoncer les conditions de vie inhumaines des migrants et demander, entre autres, l'arrêt des expulsions quotidiennes pendant la trêve hivernale. Aujourd'hui, cela fait vingt-cinq jours qu'ils refusent de s'alimenter: un geste désespéré, forcé par la situation d'urgence et l'absence de dialogue avec les autorités.
Pour tenter de trouver une sortie de crise dans la ville portuaire, et, surtout, d'éviter un drame à l'approche de la présidentielle, le gouvernement a donné pour mission à un médiateur de négocier avec les militants. Le choix s'est porté sur Didier Leschi, ancien préfet et directeur général de l'Office français de l'immigration et de l'intégration (Ofii). Les discussions sont pour l'heure au point mort: les deux propositions qu'il a avancées –cesser les évacuations par surprise et proposer «systématiquement» un hébergement aux migrants délogés–, sont jugées insuffisantes, voire déconnectées de la réalité. Dans un coin de l'église Saint-Pierre de Calais, les grévistes, eux, prennent racine. Le visage fatigué, mais déterminé, le prêtre jésuite s'est dit «prêt à mourir dans [son] église».
Forcés d'être constamment en mouvement du fait des expulsions, les migrants s'éparpillent en petits groupes loin du centre, à l'abri des regards. Une situation qui ne facilite pas la tâche des associations, explique William, de l'Auberge des migrants. «La situation a empiré. Les exilés sont de plus en plus dispersés et il leur est plus difficile d'avoir accès aux besoins primaires.» Les points de distributions de nourriture et les douches s'éloignent, tandis qu'une cuve d'eau près d'un campement a récemment été bloquée par la communauté d'agglomérations, qui a installé un gros rocher pour empêcher les associations de la remplir. «Si les associations ne viennent pas, on meurt de faim», explique Abdou, un Libyen qui vit dans un champ derrière le grand centre commercial de la ville.
«UK». Beaucoup n'ont que ces deux lettres à la bouche, surtout à l'approche de l'hiver. Il faut faire vite, tenter la traversée avant que la météo ne se dégrade et transforme les flots en un cimetière de larmes. «Ici, tout le monde connaît quelqu'un qui est mort en essayant de rejoindre l'Angleterre», explique Karim, un Soudanais de 17 ans au visage d'enfant. «Aujourd'hui, je vis. Demain, je vais peut-être mourir. Aujourd'hui, on se rencontre, on se fait des amis. Demain, eux aussi seront peut-être morts.» Transcendés par les histoires de ceux qui ont réussi, blessés silencieusement par celles et ceux qui ont péri, tous ici tenteront leur chance ce soir, comme tous les soirs, par la mer ou par camion.
La nuit, vers 1h du matin, des ombres s'agitent près d'un rond-point où transitent les camions qui partent pour la Grande-Bretagne. La police tourne en continu dans les parages, à l'affût du moindre mouvement. Quand elle passe, les buissons cessent instantanément de remuer. Quand elle s'éloigne, de petites têtes encapuchonnées sortent des feuillages. Les migrants recroquevillés regardent les camions défiler devant eux.
Parfois, l'un d'entre eux court, puis tend les bras dans l'espoir d'arriver à trouver une prise sans que la vitesse du véhicule ne le fasse chuter. L'exercice est dangereux, et les accidents sont légion. Le lendemain, l'un d'entre eux, mineur, reviendra de sa tentative infructueuse les genoux en sang et la main complètement tordue. «Je crois que le chauffeur a mis de l'huile là où je suis monté, entre la cabine et la remorque. J'ai glissé en grimpant quand le camion roulait, et je me suis fracassé sur le sol.» Le 28 septembre dernier, un jeune Soudanais de 16 ans est mort après avoir chuté lui aussi d'un poids lourd, dans lequel il essayait de monter pour rallier l'Angleterre.
La mer. La pression policière accrue, la sécurisation de l'Eurotunnel et le désespoir poussent les migrants à prendre toujours plus de risques. Le soir, beaucoup scrutent le ciel dans l'espoir de bénéficier d'une météo clémente, signal d'un embarquement proche. En 2021, le nombre de traversées par la mer a explosé: 15.400 exilés ont tenté ce dangereux voyage entre le 1er janvier et le 31 août, contre 600 sur toute l'année 2018. Des chiffres qui ne comptent pas tous ceux qui ont disparu, engloutis par les flots. Ceux dont les rêves se sont brisés à Calais.
La traversée se fait la nuit, sur des embarcations de fortune, pour lesquelles ils paient jusqu'à 500 euros chacun. Le matin, dans les dunes longeant la côte, notamment près de Wimereux, on trouve parfois des signes de ces voyages invisibilisés: des restes de moteurs, de bateaux pneumatiques ou des vêtements, emportés par le vent.