Les citoyen·nes européen·nes se sont habitué·es à franchir les frontières avec facilité. Il y a peu, nous faisions pourtant encore des queues interminables pour passer les postes-frontières terrestres qui séparaient les États. Beaucoup d'entre nous, les jeunes en particulier, ne savent pas ou plus quelles formes prenait ce maillage ni de quels accords internationaux ils résultent. Pourtant, qu'elles soient high-tech, virtuelles ou quasi militarisées, les frontières cessent d'être une idée ou un symbole dès lors que l'individu se trouve face à la manifestation physique des passages de «ici» à «ailleurs». Or, c'est dans cet «ici» et cet «ailleurs» que se nichent les contradictions les plus flagrantes sur l'efficience des frontières.
N'oublions pas que la permanence des États et des nations relève bien plus de la conviction, voire de la foi (l'une des manifestations du patriotisme) que de réalités tangibles. Cela apparaît précisément lorsque l'on arpente les frontières des États disparus depuis peu, comme par exemple depuis l'effondrement de l'ex-Yougoslavie. Autrefois point de rencontre et de tensions entre le monde occidental et le système communiste. Cette portion de territoire révèle la fragilité des passages. Ces tensions ont modelé les territoires, modifié les habitudes, imposé des modes de vie durant plusieurs décennies puis, un jour, cette rigidité physique et administrative a disparu. Ne restent alors que les vestiges décharnés d'un ordre ancien qui laisse place au monde nouveau, qui lui aussi sera tôt au tard balayé par l'histoire.
D'autre part, et ce n'est pas là la moindre des contradictions, les marqueurs physiques des frontières donnent à voir à quel point celles-ci confinent à l'absurde. En effet, dès que vous délaissez les grands axes routiers ou les hubs aériens, le passage de «chez nous» à «chez eux» est signifié par de simples panneaux ou bornes douanières dans des forêts ou campagnes peu fréquentées. «Ici» et «ailleurs» se confondent alors, jusqu'à rendre illisibles les différences qui nous séparent.
Fanghetto, frontière franco-italienne. Cette route, peu fréquentée, est la témoin involontaire d'un monde qui a changé. L'imposant poste-frontière est désaffecté depuis la création de l'espace Schengen. Toutefois, juste après le virage au fond, côté français, un poste de contrôle mobile est installé. Une banderole invite les citoyen·nes à signaler «toute information utile». Les fonctionnaires de police ne m'ont pas donné l'autorisation de prendre ce dispositif en photo. Toute la région des Alpes-Maritimes est maillée par la police ou la gendarmerie mobile afin de contrôler les afflux de réfugié·es.
Fanghetto, frontière franco-italienne. Cette caserne imposante était autrefois l'un des points de passages entre l'Italie et la France. À la suite des traités post-Seconde Guerre mondiale du XXe siècle, établis en 1947, les directives douanières étaient rigoureusement appliquées. Les frontalièr·es disposaient de laisser-passer mais un simple passage de frontière pouvait prendre la forme d'une longue attente.
San Pelagio, frontière italo-slovène. Cette borne frontière distinguait autrefois l'Italie de la Yougoslavie. Aujourd'hui, celle-ci est italo-slovène. Dans les campagnes, les collines, les montagnes, ce sont ces simples marqueurs qui indiquent aux êtres humains dans quel État ils se trouvent. Chaque borne est identifiée par le numéro marqué sur la partie haute (ici 71). Le second numéro renseigne sur le segment de secteur couvert par le réseau dans son ensemble (de 71/1 à 71/11). Sur la face tournée vers le ciel, on peut distinguer deux traits de part et d'autre d'un point qui indiquent la position des autres bornes les plus proches.
San Pelagio, frontière italo-slovène. Les guérites qui abritaient les gardes-frontières yougoslaves dans la région de Trieste sont aujourd'hui transformées en duty free ou laissées à l'abandon. Les inscriptions «TLT», peintes en rouge, signifient «Territoire Libre de Trieste». Cette revendication régionaliste qui voudrait que la région de Trieste soit indépendante, illustre les différentes perceptions que les groupes humains ont des lignes de démarcations. Les frontières rassurent et séparent au gré de leurs propres apparitions et modifications. Cependant, elles sont toujours l'enjeux de représentations identitaires.
Gropada, frontière italo-slovène. Un panneau en italien et l'autre en slovène annoncent les frontières d'État. Ces indications n'ont pas changé depuis l'effondrement de l'ex-Yougoslavie. Elles sont disséminées sur les chemins forestiers, en montagne et dans les petites bourgades qui disposaient de postes-frontières secondaires, comme ici dans la commune de Gropada (région de Trieste). Les personnes qui se promènent ou qui font leur jogging passent ainsi d'un panneau à un autre et ne prêtent guère attention à ces démarcations qui sont restées mouvantes depuis l'empire austro-hongrois.
Monrupino, frontière italo-slovéne. Lorsque l'on circule sur les routes frontalières entre l'Italie et la Slovénie, on ne se déplace pas seulement dans l'espace, mais aussi dans le temps. Point de rencontre entre le monde occidental et celui qui fut autrefois communiste, les traces et les vestiges qui subsistent rappellent que ce qu'un être humain fait, un autre le défait.
Zeljava, frontière bosno-croate et délimitation de la zone communautaire européenne. La base aérienne désaffectée de Zeljava est à cheval sur la frontière bosno-broate. L'une de ses pistes d'atterrissage est coupée en deux par la ligne de démarcation entre les deux États qui autrefois faisaient parti d'un seul et même pays, la Yougoslavie. Cet Algeco abandonné et ces quelques blocs de béton constituent les portes de l'Union européenne et délimitent les appartenances nationales. La photo a été prise côté Croatie et seuls quelques pas me séparaient alors de la Bosnie-Herzégovine. À quelques kilomètres de là, un millier d'hommes croupissaient dans le camp de Vucjak aux portes de cette UE qui ne voulait pas d'eux. Depuis, le camp a été fermé et les réfugiés ont été déportés autour de Sarajevo.
Zeljava, frontière bosno-croate. Autrefois yougoslave, la base aérienne de Zeljava a donné lieu à de féroces combats durant le conflit en ex-Yougoslave. Elle est aujourd'hui le point de passage entre la Bosnie et la Croatie. Quelques clandestins tentent leur chance. Entre les terrains minés (vestiges de cette même guerre) et les patrouilles de police, bien peu y parviennent. Ils sont quelquefois rassemblés sous cette carcasse de Douglas C47.
Zeljava, frontière bosno-croate. Les campagnes croates et bosniennes ne sont que partiellement déminées depuis la fin de la guerre. Certain·es migrant·es tentent pourtant de passer la frontière clandestinement en se dissimulant dans les bois et prennent donc le risque de marcher sur l'une de ces mines antipersonnels.
Zeljava, frontière bosno-croate. Un passage clandestin de frontière, ce n'est souvent que ça...
Zeljava, frontière bosno-croate. Ce blouson oublié ou abandonné le long du chemin frontalier témoigne des nombreuses tentatives de passages entre la Bosnie et la Croatie. On trouve de très nombreux vêtements, couvertures, chaussures sur la route des Balkans.