Depuis le début de la dictature militaire (1964-1985), le Brésil a eu pour projet de développer des méga-barrages dans tout le pays car 70% de son électricité provient de projets hydroélectriques. «En janvier 2018, le pays a annoncé un changement de politique suite à l'ampleur des coûts environementaux et sociaux», raconte Aaron Vincent Elkaim. Pendant trois ans, ce photographe a enquêté sur le barrage de Belo Monte, «le quatrième plus grand au monde. Il a une puissance installée de 11.233 mégawatts, mais il ne produira en moyenne que 4.571 mégawatts par an, soit 39% de la capacité car il ne génère que 1.000 mégawatts au cours de la saison basse des eaux qui dure trois à quatre mois». Pour le construire, le Brésil a dû déplacer des dizaines de milliers de personnes.
«Where the River Runs Through est le deuxième projet d’une série d'histoires centrées sur les communautés autochtones et traditionnelles vivant dans des endroits directement concernés par de gros projets industriels. Mon premier, Sleeping with the Devil, était le portrait de la communauté Première Nation de Fort McKay qui vit près d’une industrie destructrice de l’environnement au Canada: Oils Sands. J'ai une formation en anthropologie culturelle et j’ai toujours été intéressé par l'exploration des cultures humaines. En tant que photographe documentaire, je suis guidé par les histoires d'injustice sociale. J'ai aussi toujours eu une relation personnelle profonde avec la nature, ce qui m'a conduit à des récits où justice environnementale et justice sociale se mêlent.»
«La forêt amazonienne est un endroit qui me passionne depuis que je suis enfant. La première fois que j'ai entendu parler du barrage de Belo Monte, c'était par le biais d'un article en ligne, il a immédiatement attiré mon attention et correspondait parfaitement à ma trajectoire thématique. Je suis arrivé dans ce pays au début de 2014 et j'ai commencé à travailler aux côtés de l'ONG Amazon Watch, qui m'a aidé à nouer des contacts et à atteindre les communautés. J'ai travaillé sur ce projet les trois années suivantes en revenant plusieurs fois.»
«Les plans pour Belo Monte ont commencé en 1975 sous la dictature militaire brésilienne. Il devait être composé de cinq barrages et devait s'étendre sur plus de 18.000 km2. En 1989, les tentatives de construction ont été retardées à la suite des manifestations de la tribu des Kayapo, qui vit à 500 km en amont de la rivière Xingu, qui ont suscité un tollé international. Des stars telles que le chanteur Sting se sont associées au combat. En 2007, le gouvernement du président Lula a annoncé la mise en place du “Programme d'accélération de la croissance”. L’industrialisation de l’Amazonie, avec la construction de dizaines de grands projets hydroélectriques et une refonte du barrage de Belo Monte, était une pierre angulaire du programme.»
«Pour obtenir l’approbation environnementale pour Belo Monte, le nombre de barrages a été réduit de cinq à trois avec un nouveau réservoir de 500 km2, qui évite l’inondation directe des terres indigènes. C'est un barrage qui dévie 80% de la rivière Xingu le long de la Volta Grande où vivent les tribus Juruna, Arara et Xikrin. Ce sont les groupes autochtones les plus directement touchés. Leurs stocks de poissons ont chuté, leur eau est désormais polluée et leur capacité de navigation dans la rivière est entravée. Les travaux de construction ont commencé en 2011 et l'ouvrage devrait être pleinement opérationnel en 2019. De nombreuses autres tribus et peuples qui vivent dans la région depuis des générations ont également été déplacés ou touchés.»
«Le complexe est considéré comme le quatrième plus grand projet hydroélectrique au monde au niveau de la capacité de production. Il s’agira également de l’un des projets hydroélectriques les moins efficaces de l’histoire du Brésil, ne produisant que 10% de sa capacité de 11.233 mégawatts entre juillet et octobre en raison de la forme de son cours d’eau. En moyenne, il produira 4.419 mégawatts tout au long de l'année, soit 40% de sa capacité. De futurs barrages pour augmenter la production sont encore réalisables, mais ne sont actuellement pas planifiés ouvertement. L'énergie générée alimentera les villes à des milliers de kilomètres, avec des lignes électriques traversant de vastes étendues de forêt, ainsi que des initiatives minières régionales –telles que le projet canadien Belo Sun, qui sera la plus grande mine d'or à ciel ouvert du Brésil, située à seulement quelques kilomètres de Belo Monte.»
«L'Amazonie n'est pas l'endroit reculé que nous avons tendance à imaginer. La plupart des communautés autochtones –des milliers de personnes– y vivent encore grâce à la terre et les rivières, avec la pêche, la chasse, l‘agriculture. Malheureusement, ce mode de vie va à l'encontre du développement en cours. L'exploitation forestière, l'exploitation minière, le développement hydroélectrique et le pâturage du bétail ont tous un impact sur l'écosystème de la forêt et menacent les populations dont les cultures se sont créées dans la forêt tropicale.»
«J’ai appelé mon travail “Where The River Runs Through” parce que le fleuve est la source de vie de celles et ceux qui vivent en Amazonie. Les cultures traditionnelles que j'ai photographiées sont toutes reliées par les rivières et régies par leurs cycles. Les barrages hydroélectriques ont besoin des rivières pour produire de l’électricité, ils détruisent les cycles naturels de la montée et de la baisse des eaux, ils inondent la forêt et détournent la rivière de son point de départ. Ils détruisent la qualité de l'eau pour boire, nager et pêcher, et déplacent des milliers de personnes. Là où un fleuve coule la vie existe, mais c'est aussi là que la destruction a lieu.»
«Pour moi, la plus grande difficulté n'a pas été la jungle dense, ni les insectes, ni le langage, ni la logistique, mais de composer avec la représentation et la documentation de “l’autre”. Les communautés autochtones et traditionnelles renvoient un aspect romantique ou exotique, en particulier en Amazonie. En tant qu’étranger et personne blanche originaire d’un pays qui a son propre héritage colonial, la question de la représentation est un problème sur lequel j’ai longuement débattu dès le début de ce projet. À bien des égards, je voulais résister à la tentation de montrer ces communautés sous un jour romantique, mais au fur et à mesure que les images prenaient forme, je me suis rendu compte que ma force en tant que photographe était de trouver la beauté dans les moments de la vie, et je pense que le romantisme dans cette approche est ce qui me semble le plus authentique.»
«Les peuples autochtones sont entraînés dans les exploitations forestières et minières illégales, et tentés par l'argent pour atteindre le confort moderne ou parce que les moyens de subsistance traditionnels deviennent plus difficiles. Les agences gouvernementales disposent de ressources extrêmement réduites pour faire appliquer les lois environnementales et assurer la protection de la population, en raison des coupes budgétaires du gouvernement. La Funai, Fondation nationale de l'Indien, a subi des coupes budgétaires drastiques et le gouvernement actuel de Jair Bolsonaro veut l'éliminer, ainsi qu'Ibama, l'organisme chargé de la protection de l’environnement au Brésil. Il a déjà retiré les peuples autochtones de la protection du ministère des Droits de l'homme et a publié un décret transférant la réglementation et la création de nouvelles réserves autochtones au ministère de l'Agriculture.»
«Bien que cette histoire puisse paraître sombre, j’avais trouvé tant d’espoir chez les populations d’Amazonie qui résistent à l’oppression et luttent contre cette destruction. J'ai vu les Munduruku faire pression pour que leur territoire soit délimité, mettant un terme aux plans d'un gigantesque barrage qui inonderait leurs terres sur la rivière Tapajos. J’ai vu des ONG travailler avec les communautés riveraines pour créer des entreprises durables concernant la récolte et l’exportation de produits forestiers. J'ai vu la résistance des pêcheurs qui avaient été déplacés dans des ghettos et qui se battaient pour retourner sur la rivière. Quand vous voyez des gens se battre, vous réalisez qu'il y a toujours de l'espoir, peu importent les chances.»