«C’est l’homme qui a failli faire sauter la banque… et qui est quasiment en train de devenir un héros pour des millions de ses compatriotes.» Dès la fin du mois de janvier 2008, alors que l’affaire Jérôme Kerviel n'est connue du public que depuis quelques jours seulement, le magazine britannique The Observer s’interroge sur ce paradoxe français:
«Le Parti communiste a comparé Jérôme Kerviel à Alfred Dreyfus, cet officier juif injustement accusé d’espionnage dont la condamnation a constitué l’une des plus grandes causes célèbres [en français dans le texte] de l’histoire du pays.»
Jérôme Kerviel, ancien trader de la Société générale condamné à trois ans de prison pour avoir masqué des pertes de 4,9 milliards d’euros, a terminé dimanche 18 mai une marche entamée à Rome le 5 mars —et une photo avec le Pape— pour sensibiliser l’opinion sur son cas. Bénéficiant d'un immense intérêt médiatique, il a demandé le 17 mai devant les caméras l'immunité pour les témoins dans son dossier l'opposant à la Société générale. Le lendemain, il était arrêté par la police, soit la date limite à laquelle il devait se rendre pour purger sa peine.
Kerviel a été condamné en première instance à cinq ans de prison dont trois ferme en 2010, condamnation qui comme son amende de 4,9 milliards ont été confirmées en appel en 2012. Le 19 mars 2013, la cour de cassation a confirmé la peine de prison mais cassé l’amende qu’il devait rembourser. Un nouveau procès aura lieu au civil, et Jérôme Kerviel n'en a pas encore fini avec ses ennuis judiciaires.
Un bouc-émissaire transformé en coupable
Désormais entouré d’hommes d’Eglise qui se sont pris d’affection pour le trader repenti, passé du statut d’incarnation des dérives de la finance folle, irresponsable et cynique à celui de martyr de cette même institution, Kerviel peut aussi compter sur le soutien sans faille de Jean-Luc Mélenchon.
Interviewé sur BFM TV le 18 mai 2014, Mélenchon a rappelé sa position et celle du Front de gauche qu’il co-préside sur l’affaire: le parti soutient Kerviel «parce qu'on pense qu'il est innocent et qu’il est un homme qui a été transformé en coupable pour favoriser une manœuvre». Alexis Corbière, secrétaire national du Parti de gauche, a lui aussi rejoint les soutiens de l'ancien trader:
Pensée émue vers Jérôme @kerviel_j qui vient d'être interpellé triste de n'avoir pu être là. Ns continuons le combat pic.twitter.com/uc7AA6rRy6
— Corbiere Alexis (@alexiscorbiere) May 18, 2014
Cette défense de l’ancien trader a pu surprendre. Lors de l’émission Face aux Français... conversations inédites de Guillaume Durand en octobre 2010, soit après la première condamnation de Kerviel, Mélenchon tenait pourtant un discours bien différent sur l'affaire:
«Y a un principe de responsabilité dans la vie sociale non? Cet homme est un voleur, il est moins voleur que d’autres, qui eux ne seront pas punis, mais c’est un voleur, et par conséquent il est juste qu’il soit puni. Quant à la somme que vous évoquez [celle qu’il doit rembourser, 4,9 milliards d’euros], elle ne devrait faire blêmir aucun de ses employeurs puisque plusieurs d’entre eux gagnent tout ça en un an ou en deux ans.»
Du voleur à la victime
A présent, le même Mélenchon va partout clamer l'innocence de l'ancien trader. Pourquoi ce retournement? Et pourquoi choisir ce combat politique, risqué au regard de son électorat et paraissant éloigné de ses thèmes de prédilection. Il daterait de juin 2013. Jean-Luc Mélenchon, auteur prolixe sur Internet, prend alors la plume pour expliquer ce qui le pousse à prendre la défense de Jérôme Kerviel. Etablissant déjà le parallèle avec le capitaine Dreyfus:
«Pour le militant politique que je suis, défendre un trader dans un conflit avec sa banque est aussi décalé que l’était la défense d’un capitaine monarchiste au début du siècle précédent contre l’institution militaire unanime.
[…]
Quand l’affaire Kerviel commence, nous sommes en janvier 2008. La crise des subprimes s’annonce. La Société Générale est une des banques françaises les plus touchées: pour la seule année 2007, elle doit déclarer une perte de 2 milliards d’euros liée aux subprimes. Ce n’est pas une petite somme à avouer.
[…]
Comment éponger 2 milliards de pertes au plus vite? C’est difficile. Mais ils ont trouvé. La banque annonce sa perte due aux “subprimes” le même jour où elle incrimine Kerviel pour 4,9 milliards.»
En octobre 2010, des documents de la Société générale confirment que la banque a bénéficié d'un dispositif fiscal qui lui a permis d'économiser... 1,7 milliard d'euros, 33% de la somme perdue «par» Kerviel. Comment est-ce possible? Une règle fiscale sur les pertes exceptionnelles permet aux établissements d'être indemnisés à hauteur de 33% de la somme perdue si elle est le résultat d'une action frauduleuse. Mais en 2010 comme en 2012, Kerviel est aussi condamné à rembourser les 4,9 milliards dans leur intégralité. Conséquence: la Société générale est remboursée par l'Etat et devra l'être par son ancien salarié.
«Il est brillant. Et il est un peu con»
Entretemps, Mélenchon a rencontré Kerviel, comme il le raconte sur son blog. Une rencontre qui a manifestement marqué l’ancien candidat à l’élection présidentielle. Il croyait tomber sur un coupable, il rencontre une «victime expiatoire» sacrifiée par ses supérieurs:
«Il est brillant. Et il est un peu con. La preuve : il gagne [en 2005 lors de sa première année] cinq millions d’euros et il est content avec trente mille euros de prime. Moins d’un pour cent.»
En somme, un brave garçon d’origine modeste, «fils d’une coiffeuse, diplômé de l’université publique […] Ce Kerviel n’est pas de leur monde. Ce n’est pas un “fils à papa”. Juste un gars de Bretagne d’une famille modeste qui se croit devenu un important.» Si on voulait caricaturer, on pourrait dire que si vous êtes trader mais que vos parents sont d'origine modeste, cela efface une partie de votre culpabilité de bankster...
Avec le cas Kerviel, Mélenchon ne se sent pas en décalage avec ses autres combats. Au contraire, il retrouve avec lui une occasion inespérée d'incarner avec ce personnage de roman les mécanismes abstraits de la finance, ses abus comme la bienveillance dont fait preuve la puissance publique à son égard, renouant avec l'élan lyrique de la présidentielle:
«Voici devant nous les murs brillants des hauts étages de la finance et des institutions monarchiques de notre pays. Voici les arrogants, tout puissants qui s’amusent de la crédulité de ceux qui respectent leur autorité et disposent de la vie des autres comme s’ils n’existaient pas vraiment.»
Monseigneur di Falco, évêque médiatique qui préside le comité de soutien de l'ancier trader, a expliqué de son côté que «certains s’étonnent de voir des prêtres au côté de Jérôme. J’ai répondu à ceux qui s’étonnent qu’ils n’ont sans doute pas connaissance des évangiles», précisant: «un pêcheur dit à Jésus "j’étais en prison et vous n’êtes pas venu"».
Or qu'en dit Mélenchon dans son billet de 2013? Que «ce garçon était bel et bien passé de l’autre côté du miroir. Mais, d’après moi, il est revenu de ce côté-ci, dans l’humanité.» Amen.
Jean-Laurent Cassely