France / Politique

Municipales: à la recherche des «classes moyennes» parisiennes

Temps de lecture : 8 min

Qu’on veuille les empêcher de partir ou les faire revenir, elles ont occupé les débats politiques pendant la campagne. Mais qui sont-elles exactement?

Roofs and La Defense seen from Centre Pompidou / dr_tr via Flickr CC License by

«Les classes moyennes, cœur de cible du programme de NKM pour le logement» (Le Monde).

«Logement à Paris: Anne Hidalgo donne la priorité aux classes moyennes» (La Tribune).

Les «classes moyennes» ont la cote, en tout cas à Paris. Qu’on veuille les empêcher de partir ou les faire revenir, elles ont en tout cas occupé les débats politiques durant la campagne municipale.

Lors d'un meeting, la candidate de l'UMP à la mairie de Paris, Nathalie Kosciusko-Morizet, a même accusé la gauche de social-traîtrise:

«Si je me laissais aller, je dirais que [les socialistes] sont des social-traîtres. Ils ont trahi la classe moyenne.»

La candidate PS lui a répondu le 9 mars dans l'émission Le Grand Jury de RTL.

«Vous savez, Nathalie Kosciusko-Morizet connaît très peu Paris, la population parisienne est essentiellement issue de la classe moyenne.»

On le voit, au-delà de la question de savoir qui défend les classes moyennes et qui leur fait des misères, l'enjeu est de savoir de qui parlent les candidates et leurs équipes lorsqu'elles abordent ce thème.

Archipel des classes moyennes

«On assiste à un embourgeoisement réel. C’est une ville qui tend à se polariser, où les pauvres sont de plus en plus pauvres, c’est vrai. Mais il faut faire attention aux lectures trop sélectives», explique Marie-Hélène Bacqué, sociologue et urbaniste à Paris Ouest-Nanterre.

Il faudrait plutôt parler, selon elle, d’un «archipel des classes moyennes», avec des situations très diverses: entre cadres du privé et du public (moins aisés, mais qui peuvent disposer d’un logement de fonction), entre générations (avec des jeunes qui font face à une situation plus critique), entre ceux disposant d’un patrimoine et ceux qui n’en ont pas (ces dernières catégories étant vouées à quitter la capitale lorsqu’elles ont des enfants).

Ce sont surtout les familles qui sont concernées quand on évoque les difficultés des classes moyennes. Celles avec des enfants de moins de 25 ans y représentent 22,6% des ménages, contre 36,3% en Ile-de-France et 33,5% au niveau national.

Selon une étude de l'Atelier parisien d'urbanisme (Apur):

«Les personnes seules et les couples sans enfant ont plus de moyens et de temps pour profiter des attraits de Paris, alors que les familles y sont davantage confrontées à ses inconvénients.»

Source: Insee

«85.000 responsables d’une famille en 2006 ont quitté la capitale entre 2001 et 2006, tandis que 24.000 venaient y habiter. Paris présenterait donc un déficit migratoire annuel de 12.000 familles», précisait en 2010 une autre étude de l’Apur.

Pour rester dans les «moyennes», selon une étude du courtier en prêts immobiliers Empruntis publiée en novembre 2013, l’emprunteur parisien effectue un emprunt d’un montant moyen de 302.664 euros sur une durée de 18 ans, auquel s’ajoute un apport moyen de 160.658 euros. Notre emprunteur est donc l’heureux acquéreur d’un bien d’une valeur moyenne de 463.322 euros, soit dans les 55 mètres carrés intramuros… Les revenus de son foyer doivent être de 5.220 euros s’il dispose de l’apport, de 7.989 euros s’il n’en a pas.

Comme l'écrit Claire Juillard, sociologue et co-directrice de la Chaire Ville et Immobilier de l'université Paris-Dauphine, dans un article sur les enjeux de la mobilité résidentielle dans le Grand Paris, «alors que leurs trajectoires se tournent historiquement vers l’accession à la propriété, [les classes moyennes] sont de plus en plus nombreuses à en être exclues. C’est le cas des classes moyennes inférieures en particulier, catégorie essentiellement composée de professions intermédiaires mais dans laquelle se rangent aussi des cadres, en début de parcours pour la plupart».

Certains arrivent pourtant à se maintenir dans la capitale, au prix de sacrifices ou de compromis sur la taille du logement, le nombre de pièces ou le train de vie. C’est souvent l’arrivée du deuxième enfant qui enclenche le départ vers la banlieue proche ou lointaine, explique Stéphanie Vermeersch, sociologue chargée de recherches au CNRS.

Mais les familles de cadres supérieurs parviennent à rester, ce qui repose la question des frontières des classes moyennes. Analyse de Eric Charmes, directeur de recherche à l'Ecole nationale des travaux publics d'Etat (ENTPE-Université de Lyon):

«Les définitions sont très différentes dans les deux pays. En France, c’est être dans une position moyenne, ni très riche ni très pauvre. En Angleterre, cela correspond beaucoup plus à un statut: celui de ceux qui sont en dessous de l’aristocratie. Les cadres supérieurs, les médecins, vont être considérés comme classes moyennes alors qu’en France, cela ferait débat.»

Et selon une perspective plus marxiste, note le chercheur, les classes moyennes peuvent regrouper tous ceux qui ne sont pas propriétaires des moyens de production et doivent donc vivre de leur travail.

Des classes moyennes très supérieures

Elastique et peu regardant sur le droit d’entrée, le club des classes moyennes est donc si vaste qu’il n’est pas surprenant qu'aux municipales, les joutes verbales entre les deux camps, sur fond de chiffres et études, soient infinies: chacun peut avoir raison. Ainsi Jean-Louis Missika, le directeur de campagne d'Anne Hidalgo, s’est appuyé, dans une réponse à la droite parisienne publiée sur le Huffington Post, sur la part des cadres pour justifier la présence de ces classes:

«Entre 1999 et 2008, la part des cadres habitant Paris est passée de 35 à 42% (source Insee), et selon le Credoc, les cadres sont une composante essentielle des classes moyennes supérieures. Il y a donc davantage de membres des classes moyennes qui habitent à Paris aujourd'hui qu'en 1999. [...] Si l'équipe de la candidate UMP prenait le soin de s'appuyer sur des données réelles, elle s'apercevrait que les classes moyennes n'ont pas quitté Paris et qu'il y en a même davantage qu'avant.»

Une affirmation qu’il aurait été plus difficile de soutenir en choisissant les classes moyennes inférieures: professions intermédiaires (stables) et employés et ouvriers (en baisse). Car au-delà des définitions statistiques, la question du maintien des classes moyennes dans Paris pose la question des «key workers», les travailleurs clé pour la ville que sont les personnel de santé, instituteurs, policiers, mais aussi ouvriers, employés, intérimaires, etc.

NKM parle elle d’un «jeune couple qui gagne 4.500 euros net à deux par mois» comme faisant partie des classes moyennes parisiennes. Un seuil pourtant élevé et qui placerait ce couple dans les 20% des personnes les plus aisées, selon l’échelle établie par l’Observatoire des inégalités.

D'après Julien Damon, auteur d’un récent Les classes moyennes aux PUF et chroniqueur à Slate, il faut distinguer «les classes moyennes parisiennes des classes moyennes qui vivent à Paris»:

«Ce n’est pas qu’un jeu de mots. Si l'on prend les classes moyennes à partir d'une définition nationale des revenus moyens ou médians, alors Paris est d'abord une réserve de riches.

Si l'on prend les classes moyennes parisiennes à partir du revenu moyen ou médian à Paris (ce qui a toute sa logique), alors les estimations à la NKM sont tout à fait valables.»

Les gentrifieurs font-ils partie de la classe moyenne?

Autre controverse du moment, la question de la gentrification –l’appropriation des logements de quartiers populaires par des populations plus aisées et très éduquées. Nos célébrissimes bobos –terme interdit en sociologie urbaine– font-ils partie des classes moyennes?

Dans Paris sans le peuple, la gentrification de la capitale, la géographe Anne Clerval écrit dans sa conclusion que «parmi eux, les professions culturelles sont surreprésentées, mais la majorité des gentrifieurs sont des cadres du privé et des ingénieurs»:

«Les années 1990 et 2000 ont vu la marginalisation des salariés du secteur public parmi les gentrifieurs, en particulier les intermédiaires de la santé et du travail social. Les gentrifieurs contemporains sont plus souvent indépendants ou salariés du secteur privé et appartiennent plus aux cadres et professions intellectuelles supérieures qu’aux professions intermédiaires.»

La composition sociale de cette population est certes hétérogène mais, selon la sociologue, «excepté les gentrifieurs marginaux, on ne peut pas non plus les identifier aux classes moyennes: leur revenu est clairement plus élevé que la moyenne, leur niveau de qualification également élevé et leur patrimoine immobilier potentiellement important. Les gentrifieurs correspondent donc à une fraction dominée des classes dominantes, petite bourgeoisie intellectuelle aspirant à devenir grande par l’investissement culturel, scolaire et médiatique.»

Mal assumé par la gauche, ce processus l’est d’autant plus que certains objectifs comme la «mixité sociale» peuvent s’avérer favorables à son développement en «déghettoïsant» les quartiers (destruction et réhabilitation), en luttant contre le commerce de proximité de spécialisation ethnique ou de monoactivité (commerces exotiques, textile, etc.) ou en développant la politique culturelle et l’embellissement de l’espace public.

Du côté UMP, la focalisation sur les classes moyennes de NKM et sa critique d’une ville de «très aisés et très aidés» laisse elle entendre que l'éviction de ces populations se réalise au profit des plus pauvres... Jean-Baptiste de Froment, candidat UMP dans le IXème arrondissement, écrit par exemple:

«Sur le logement, nous revendiquons un changement de doctrine: construire plus, au profit des classes moyennes, au lieu de préempter les habitations existantes transformées à prix d'or en logements sociaux.»

Or comme le souligne Marie-Hélène Bacqué, une majorité de la population parisienne serait éligible au logement social, et nous avons vu que les classes populaires sont sous-représentées à Paris.

Nous sommes tous la classe moyenne de quelqu’un

Qu’elles gentrifient ou non, nos classes moyennes-très-supérieures n’en sont pas moins victimes elles aussi d’un sentiment de déclassement.

«La façon dont les gens se pensent socialement est très tributaire du lieu où ils habitent», explique la sociologue Stéphanie Vermeersch. Et si les classes moyennes sont un archipel, Paris est une île:

«Il y a une concentration des plus hauts revenus à Paris. Un salarié élevé va côtoyer au quotidien des gens qui gagnent plus que lui, alors qu’il ferait partie des notables dans une ville moyenne de province…»

En résumé, les «classes moyennes» parisiennes, même très aisées, n’ont pas le même ressenti que si elles vivaient ailleurs parce que le coût de la vie (logement) est plus élevé, mais aussi parce que l’entourage social les incite à regarder vers le haut de la pyramide des revenus.

Au-delà du périph'

Pour tous ceux qui doivent se résigner à quitter la ville, rester dans le giron de Paris suppose de faire un choix entre la banlieue proche (comme la Seine-Saint-Denis), bien desservie et plus abordable, ou la couronne lointaine (comme la Seine-et-Marne), moins bien desservie.

Paris peut certes poursuivre la construction de logements sociaux (passés de 13,4% en 2001 à 17,6% en 2012), ce qui est inscrit dans le programme d’Anne Hidalgo pour la prochaine mandature, avec un objectif de 30%. Mais en revanche, la densification risque de n’être que marginale, car Paris deviendrait la ville la plus dense du monde après Manille et Le Caire si 63.000 nouveaux logements (moyenne entre les propositions d’Hidalgo et de NKM) y étaient construits.

Pour Eric Charmes, «il est clair qu’il va être difficile de satisfaire cette demande pour tous»:

«Ce débat est parisiano-centré, au sens où la ville de Paris a 2 millions d'habitants et la région 12 millions. La question de la classe moyenne doit se traiter à cette échelle là.»

«Penser l'offre de logement à l'échelle de la métropole, quels qu'en soient les contours au fond, paraît aujourd'hui indispensable», renchérit Claire Juillard: «La banlieue offre des potentiels de développement qu'il faut exploiter. Ce à quoi s'emploie effectivement le projet du Grand Paris.» Ce qui ne doit pas décourager Paris d'«élargir la palette de ses rôles, notamment auprès des classes moyennes en général, et de leurs familles en particulier», en développant le logement intermédiaire, proposition consensuelle à droite et à gauche mais dont les contours restent imprécis.

Mais à Paris, le périphérique est une frontière symbolique très forte, qui pèse sur les choix des résidants, lesquels hésitent à franchir cette ceinture. Comme le note Stéphanie Vermeersch, les provinciaux sont paradoxalement les plus attachés à cette centralité et à «l’aura symbolique » du maintien en ville: s’ils sont «montés» à Paris, c’est justement pour ne pas vivre en banlieue…

Dans Challenges, la candidate PS affirmait:

«Il y a une densité forte dans Paris, mais autour de nous, la densité est faible. Le Grand Paris n'est pas un territoire où je me défausserai, mais où l'on va pouvoir résoudre cette question du logement.»

Une manière aussi d'admettre cette inévitable destin immobilier de la capitale: celui d'un club de plus en plus sélectif.

Jean-Laurent Cassely

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