La campagne municipale nous aura égayé de diverses joyeusetés, imputables pour beaucoup, mais pas toutes, aux listes Front national: candidate décédée, candidats «malgré eux», nom manquant sur les bulletins de vote, vote par procuration d'une électrice morte le jour-même...
Le philosophe Gilles Deleuze aimait répéter qu’il aurait été probablement juriste s’il n’avait connu les joies de la pensée abstraite. Ce qui l’attirait ainsi, c’était la curiosité, qu’il imaginait, de découvrir la réalité précise de ce qui conduisait le juge à apprécier des faits, des bouts de vie, la réalité humaine.
Dans le domaine électoral, il aurait été particulièrement réjoui, tant la réalité des joutes démocratiques amène à constater la faiblesse des candidats confrontés au droit délimitant les frontières entre respect des procédures républicaines et outrage manifeste contre le bon déroulement de l’élection.
Les échéances municipales, peut-être plus que tout autre affrontement politique réglé par les urnes, probablement par leur proximité vis-à-vis du corps électoral, sont ainsi l’espace et le temps politiques par excellence amenant à la saisine et à la vigilance du juge.
Les magistrats chargés d’apprécier la légalité du scrutin sont les juges administratifs. Ils sont juges du plein contentieux, soit le pouvoir que la loi leur reconnaît de juger des faits pour discerner les conditions d’égalité entre les candidats, de sincérité du scrutin, de perpétration de délits lors du dépouillement, etc.
Le seul motif de non-respect du principe de sincérité déploie ce que l’on connaît du réel politique: fausses nouvelles circulant les jours précédant l’élection, affichage sauvage, pressions sur les abstentionnistes, clientélisme électoral, distribution de dons ou de libéralités... Le candidat déploie le maximum d’ingéniosité dans la recherche de la victoire, fut-ce en frôlant ou dépassant les limites de la légalité républicaine.
«Troisième tour»
Le juge administratif est ainsi, non seulement le gardien de cette légalité, mais l’arbitre de l’élection, en tout cas celui qui peut régler le «troisième tour». Il est doté de pouvoirs juridictionnels importants.
Sa liberté d’appréciation est extensive: il peut, si le résultat de l’élection est très serré, annuler l'élection en raison des irrégularités constatées. A l’inverse, des irrégularités manifestes survenues dans un scrutin où l’écart de voix est très important n’entraîneront que très rarement l’annulation de l’élection. Le juge condamnera moralement l’irrégularité ou les manœuvres en «regrettant» ces pratiques, mais n’annulera pas les élections pour ce motif.
Ce n’est donc pas tant la faute qui compte que l’issue du scrutin. Les pouvoirs du juge vont de l’annulation stricte de l’élection au pouvoir de rectifier les résultats en annulant les candidats irrégulièrement élus ou en proclamant d’autres candidats élus.
Lors des dernières élections municipales de 2008, plusieurs cas de situations litigieuses ont conduit la justice administrative à trancher. Au-delà des annulations pour des situations procédurales, telles que le bien-fondé des inscriptions et des radiations du corps électoral, l’inscription sur les tableaux rectificatifs des listes ou encore les conditions d'éligibilité ou d’inéligibilité des candidats, un grand nombre des annulations contentieuses ont été réalisées après examen de manœuvres troublant la sincérité du scrutin.
Communication, désinformation, propagande
Nous retrouvons toutes les situations où la frontière entre la communication politique et la désinformation, voire la propagande, est examinée par le juge. La jurisprudence est contrastée.
Le Conseil d’Etat a ainsi inversé le jugement de première instance annulant l’élection de Saint-Dié-des-Vosges sur la base que la distribution d’une information à un groupe d’électeurs occupant des logements sociaux, à qui serait remboursé un trop-perçu de 100 euros, ne constituait pas une manœuvre troublant la sincérité du scrutin. Et ce, même si ce courrier était envoyé au moment du choix électoral, le critère de la véracité de l’information l’emportant manifestement.
A l’opposé, le juge administratif a reconnu dans plusieurs affaires que la diffusion d’information mensongère ou «vivement polémiques», dans le temps décisif du scrutin, constituait une manœuvre. Il en a jugé ainsi pour l’élection municipale de Vauroux (Oise) ou de Vias (Hérault) où la diffusion de tracts polémiques ou mensongers avait remis en cause la sincérité du scrutin (la jurisprudence est devenue plus restrictive depuis un arrêt concernant les élections municipales de Cannes en 1989, le juge ayant voulu contrôler les excès des campagnes électorales).
De même, quand les faits troublant le choix des électeurs déploient la faute vers la commission d’infractions pénales, le juge est là encore plus à même d’annuler les élections. Ce fut le cas à Corbeil-Essonnes où les pressions sur les électeurs, via l'octroi de dons à certains, ont conduit le Conseil d’Etat à annuler les dernières élections, à raison du faible écart de voix et de l’ensemble des manœuvres, qui constituaient des pratiques récurrentes.
«Fraude à la chaussette»
Lors des élections municipales de 2008, les juridictions administratives annulèrent aussi des élections en raison de l’intervention de personnalités extérieures ou encore sur la base de fautes constituées lors du déroulement du scrutin ou du dépouillement.
Ce fut le cas pour l’annulation de l’élection de Perpignan, dans l’affaire médiatisée de la «fraude à la chaussette». Un président d’un bureau de vote avait été surpris en possession de bulletins de vote, et en train de faire disparaître des enveloppes contenant d’autres bulletins. Eu égard au faible écart entre les candidats en lice, le Conseil d’Etat a jugé, dans cette affaire exceptionnelle, que le vote n’était pas sincère.
Alors que le second tour vient de se clore, gageons que les juges seront les arbitres de nombreuses situations, le risque d’une faible participation multipliant mécaniquement la probabilité d'écarts de voix faibles et donc la possibilité de recours en annulation. Aura-t-on des affaires aussi retentissantes qu’en 2008? L’actualité politique nationale semble pour l’instant dépasser les affaires locales en bien des domaines. Etonnant cercle vicieux: les affaires éloignent l'électeur des urnes, mais le contraignent à y retourner.
Dominique Sistach