C’est une belle histoire à laquelle tout le monde a voulu croire, à commencer par les médias. Les néo-Marseillais, les jeunes couples avec enfant, les Parisiens, les bobos, bref tous les «nouveaux habitants» du centre de Marseille –qui d'ailleurs ne viennent pas tous de très loin– affluant depuis plusieurs années allaient faire basculer la ville à gauche.
La gentrification marseillaise, maintes fois annoncée mais jamais vraiment réalisée (la volonté de faire revenir les classes moyennes en centre-ville est un classique du discours municipal) amènerait des populations qui, parce qu’elles ont grandi ailleurs ou qu’elles n’ont pas le même rapport à la vie publique, n’attendent pas du pouvoir politique qu’il verse dans le clientélisme forcené. Cette évolution sociale serait fatale à un système anachronique quasi-féodal, puisque ces électeurs ne se positionnent pas en fonction de l'intérêt direct qu'ils ont à gagner à soutenir tel ou tel candidat.
Mieux encore, Jean-Noël Guérini, battu de peu en 2008 dans le décisif et central IIIe secteur (qui regroupe les 4e et 5e arrondissements), qui désormais porte sur son seul nom les dérives de ce système politique corrompu à Marseille, ne se présentait pas. C’est à sa place la plus convenable Marie-Arlette Carlotti, ministre du gouvernement Ayrault, qui était partie tête de liste dans le secteur, après avoir déjà raflé en 2012 à Renaud Muselier la 5e circonscription, qui inclut le 4e arrondissement, une partie du 5e et du 6e.
Les secteurs municipaux de Marseille avec leur couleur politique en 2008 (cliquer ici pour accéder à notre simulateur de vote)
Candidate officielle de Solférino lors de la primaire destinée théoriquement à en finir avec la «politique à la marseillaise», elle avait été éliminée dès le premier tour par une Samia Ghali que personne n’attendait si haut. Ce premier événement aurait dû nous mettre en garde pour la suite. Il aurait dû suffire, sinon à dégonfler, du moins à relativiser cette bulle Carlotti.
Qu’importe. Des articles ont fleuri ici ou là entretenant un quasi-suspense lié à une fable qui a connu un certain succès chez les experts ces derniers mois: celle d’un vote des bobos grâce auquel la gauche et Carlotti allaient faire basculer le «swing sector» marseillais des 4e et 5e arrondissements, rafler la mise et offrir au PS sa victoire historique.
Soutien clair au maire UMP
Passons à la réalité.
Avec «seulement» 41% d’abstention, le IIIe secteur de Marseille a beaucoup voté par rapport aux quartiers Nord et au Sud de la ville. C’est donc avec une certaine clarté qu’il a apporté son soutien au maire sortant Bruno Gilles (UMP), en tête avec 41,76% des voix, renvoyant Marie-Arlette Carlotti loin derrière, à 25%.
Pourtant, quelques jours plus tôt, les sondages donnaient les deux candidats au coude-à-coude. Nos bobos ont-ils tous oublié d'aller voter pour bruncher au Longchamp Palace, institution du Marseille culturel et créatif, ou au Mama Shelter (situé dans le 6e arrondissement voisin)?
Difficile de savoir qui aura voté pour le bilan de Bruno Gilles, contre le gouvernement ou encore contre Mennucci, au risque de se priver d'un vote Carlotti. Les guérinistes ont pu aussi mobiliser pour faire perdre la ministre, la primaire ayant laissé des traces.
Alors, pourquoi l'histoire a-t-elle pris?
D'abord, parce que le pronostic n’était pas si absurde. Attirés par un coût de l’immobilier très raisonnable pour une métropole proche de la mer, des hordes de TGVistes ont commencé à essaimer autour de La Plaine, au Camas, des Chartreux et des Cinq Avenues, où l’arrivée du tramway a changé l’image et l’ambiance du secteur.
Les quartiers de Marseille (cliquer pour visionner la carte en grand sur le site de la CCI Marseille-Provence)
Les quartiers ont tout pour les séduire: de vastes appartements traditionnels marseillais en centre-ville, les fameux «trois fenêtres», quelques bars à soupes et librairies d'art ou de graphisme, l'inévitable boutique vintage et une année placée sous le signe de la Culture et des festivals. Un terreau favorable pour voir pousser l’électeur urbain de gauche sans avoir besoin de rajouter de l’engrais.
«Ces quartiers ont changé»
Les indices d'une gentrification du secteur existent bel et bien, au-delà des impressions que peut ressentir tout visiteur. Au Camas, très prisé de ces populations, une étude du géographe Silvère Jourdan les détaillait en 2008:
«La proportion des cadres a augmenté de 20,3% de 1990 à 1999, de même que celle des employés. En revanche, la part des ouvriers a baissé de 9,6% au cours de la même période et ne représente plus que 15% de l’ensemble des catégories socioprofessionnelles.»
Dans Libération, trois jours avant le premier tour, la ministre candidate disait de son adversaire Bruno Gilles:
«Il fait campagne auprès de ses réseaux traditionnels, sans voir que ces quartiers ont changé. Il y a une population d’immigrés venus de Paris, de Lyon, de Montpellier, d’Aix... Des gens qui souvent ont vendu un petit appartement pour mieux s’installer à Marseille.»
A l’issue d’une année 2013 riche en événements culturels et en couverture médiatique élogieuse, l’image d’une Marseille qui bouge et qui change avait tout pour s’imposer dans les esprits. Un article du magazine du Monde, M, sur le thème «Il fait bobo à Marseille» ou la remise à la ville du titre de Best City 2014 par l’éditeur design et architecture WallPaper avaient apporté leur pierre à la construction de cette belle histoire. C'est alors qu'on a vu se multiplier les articles et analyses faisant des «bobos marseillais» les éléments perturbateurs du jeu électoral traditionnellement verrouillé par les diverses clientèles.
Evidemment, journalistes et observateurs engagés font partie intégrante de cette population ou ont des liens privilégiés avec elle, ce qui explique sans doute en partie qu'on ait donné tant d'importance dans la presse à ce phénomène. Déjà conquis par Carlotti avant que le premier tour de la primaire ne rappelle les cruelles lois de l’arithmétique marseillaise, ils ont sans doute eu tendance à se voir comme agents du changement dans une ville dont ils ont du mal à supporter le goût pour l’immobilisme et le statu quo.
Beaucoup de retraités
Pourquoi le nier? J’ai souscrit aussi à la théorie et la seule raison pour laquelle je ne l’ai pas écrit, c’est que je n’en ai pas eu le temps. Mais quand on m'a contacté pour me demander mon avis sur la question, je me suis rendu compte que ce qu’on pouvait dire du 3e secteur était surtout que les commerces y fermaient tôt, qu'on faisait aisément tenir dans un seul bar et sur son trottoir tous les agents du changement électoral et que le quartier Saint-Pierre était aussi mort que le cimetière municipal qu’il accueille.
Autre problème, ce flux d'arrivants est dispersé sur plusieurs arrondissements centraux, pas seulement le troisième secteur: hyper-centre-ville dans le 1er, partie du 6e bourgeois, 7e en bord de mer.
Fabien Pecot, qui tient le blog Lagachon et prépare une thèse sur le marketing territorial de Marseille, s'est justement posé la question de ce vote «bobo» et l'a identifié dans quelques bureaux de vote de ces secteurs. Dans ces bureaux à Noailles (1er), Notre Dame du Mont (6e), aux Cinq Avenues (5e), il y a un fort vote PS et un bon score Diouf. Avec cet espace qui s'étend sur plusieurs arrondissements et secteurs, «on obtient une bobosphère électorale cohérente avec ce que l'on observe sur place (bars, boutiques, lieux de vie, poussettes, etc.)».
Sur son blog, l'auteur poursuit l'analyse après les résultats du premier tour:
«C’est peut-être aussi l’occasion de faire un point gentrification (arrivée de populations dotées de plus de capital culturel et économique dans un quartier populaire): la timide arrivée de quelques bobos en centre-ville, même boostée par une année capitale de la culture, ne suffit pas à transformer une ville pleine de misère en copié/collé de Lyon ou Lille.»
Que Patrick Mennucci, fin connaisseur de la sociologie de sa ville, ait acheté la théorie est surprenant. Bruno Gilles, que son intérêt électoral devait certes plutôt prédestiner à rejeter cette analyse, affirmait lui dans La Provence que parmi les nouveaux habitants, beaucoup étaient des retraités qui souhaitaient... se rapprocher de ce secteur bien fourni en hôpitaux! Plus cash encore, il donnait à sa manière une leçon de sociologie au journal Le Ravi, qui l'interrogeait sur ce changement de population:
«Il faudrait que j’ai pas de cul pour qu’après chaque enterrement, ce soit un bobo qui [emménage]!»
Les questions qu’on aurait pu se poser, en vrac, étaient: combien sont ces nouveaux arrivants exactement? Que font-ils vraiment? Que font les autres habitants du secteur? Se sont-ils inscrits sur les listes? Etc.
Récemment, un bel article sur le journalisme et les sciences sociales rappelait cette citation ironique prisée dans les médias: «Ne laissez jamais les faits gâcher une belle histoire». Une assez bonne leçon qui s'applique fort bien à la prospective politique marseillaise.
Jean-Laurent Cassely