France / Culture

Ralph Lauren, le mécénat, les valeurs... Le bazar aux Beaux-Arts

Temps de lecture : 7 min

Les étudiants de la rue Bonaparte à Paris s'inquiètent de la place que le privé prend à l'Ensba.

La façade des Beaux-Arts, source page Facebook de l'école des Beaux-Arts
La façade des Beaux-Arts, source page Facebook de l'école des Beaux-Arts

La fête était somptueuse. C’était le 8 octobre à l’école des Beaux-Arts, aménagée pour accueillir des invités de marque. Le couturier Ralph Lauren, mécène en ces lieux, puisqu’il finance la restauration de l’amphithéâtre d’honneur, donnait une soirée de gala. Catherine Deneuve était présente, Charlotte Gainsbourg a donné un concert privé –nous n’y étions pas, mais pour ceux qui désirent voir des VIP, les photos sont . Des tables étaient dressées dans l’Hôtel de Chimay et les convives ont pu déguster de la viande que Ralph Lauren a spécialement fait venir de son ranch.

Nettement moins glam, l’AG organisée par les étudiants qui s’interrogent sur le bazar que l’organisation des festivités a mis dans l’école. La seule personne qui ait participé à ces deux événements, c’est le directeur de l’école, Nicolas Bourriaud, et cette fois, il est invité à rendre des comptes.

L’AG se déroulait un jeudi pluvieux, quand à Paris le ciel bas et lourd donne envie de changer d’air. La cour du somptueux bâtiment des Beaux-Arts n’en était pas moins belle.

En arrivant là, on se dit qu’étudier et enseigner dans un cadre pareil, c’est évidemment une chance. En fait, les lieux sont tellement beaux que ça fait bizarre de voir des jeunes gens assis par terre avec leur taboulé en barquette de supermarché pour le déjeuner. (Si vous ne connaissez pas les Beaux-Arts, passez par l’entrée de la rue Bonaparte à Paris. L’école, appelée aussi Ensba pour «école nationale supérieure des Beaux-Arts», est située entre le boulevard Saint-Germain et la Seine dans un coin ultra chic du très chic Saint-Germain des Près. On est à deux pas de l’Institut de France, face au Louvre, ça en jette pour les touristes et les promeneurs. On peut ajouter que le site des Beaux-Arts est immense: deux hectares, avec des bâtiments datant des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles et même, pour certaines parties, du XXe siècle, avec une réalisation d’Auguste Perret.)

Pas étonnant que notre Américain à Paris aime l’endroit. Ralph Lauren confiait récemment au Figaro Madame:

«De fait, tous mes séjours personnels à Paris ne m’ont laissé que des souvenirs de rêve, et très romantiques (…) Pour la première fois, j’ai le sentiment de faire partie de cette ville, de ne plus être un simple visiteur, un étranger. C’est plus fort encore que de se sentir adopté. A Paris, je me sens enfin chez moi: je suis Parisien!»

Et concernant les Beaux-Arts:

«N’ayant rien fait à Paris depuis la restauration et l’ouverture de l’hôtel particulier de Saint-Germain-des-Prés, j’étais à l’affût d’un beau projet qui me permettrait de resserrer encore mes liens avec le patrimoine culturel français. Quand les Beaux-Arts m’ont contacté il y a un an pour me sensibiliser, j’ai visité les lieux et naturellement vu l’intérêt de m’investir dans cette indispensable entreprise. Son ampleur est à la mesure du prestige historique de ce lieu, quand on pense aux Matisse, Degas, Singer Sargent qui sont passés par cet amphithéâtre. Et puis, c’était rive gauche… dans mon périmètre de cœur, ce côté de la Seine à l’esthétique si inspirante et à l’atmosphère low-key[1], qui m’avait immédiatement séduit dès mon tout premier voyage en France…»

Mais revenons à d’autres Parisiens, énervés ceux-là. L’organisation de deux soirées successives par Ralph Lauren a, selon les élèves de l’école, carrément perturbé le fonctionnement des ateliers et donc leur travail.

Violette Astier, une étudiante très impliquée dans le mouvement, raconte: un des ateliers (les ateliers sont comme les salles de classe à l’Ensba, on y travaille avec son enseignant mais aussi après les cours) a été transformé en vestiaire. Il a fallu tout déménager, y compris «des sculptures pas terminées» et surtout tout a été fait au dernier moment, «à l’arrache». Compliqué, d’autant qu’aux Beaux-Arts, «il y a un examen dans peu de temps... en novembre». C’est pour cela que les étudiants ont organisé une manifestation et lancé une pétition.

Plus généralement, les mécènes prennent de plus en plus de place à l’Ensba. Pendant cinq jours, 14 ateliers sur 26 étaient fermés aux étudiants. Les galeries, qu’ils peuvent utiliser pour exposer leurs travaux, sont souvent préemptées pour des opérations extérieures, sans que les élèves soient prévenus, ou trop tard, disent-ils. Et puis, souligne Violette Astier, Nicolas Bourriaud «parle sans cesse de partenariat même quand il s’agit de mécènes, c’est confus».

Pourtant tout le monde, étudiants, enseignants, direction s’accordent sur le fait que l’argent privé est essentiel pour faire vivre l’école.

Les crédits publics diminuent, il faut donc trouver des ressources pour faire vivre un établissement qui coûte très cher à entretenir. Il y a la location des locaux, l’école étant investie presque tous les ans à l’occasion de la fashion week, et le mécénat (Ralph Lauren mais aussi Lanvin ou Nespresso, Neuflize OBC).

Du côté des mécènes, les motivations sont multiples: d’abord l'image et le prestige, mais pas forcément puisque certains ne souhaitent pas que leur mécénat soit rendu public (l’anonymat est aussi une tradition dans le mécénat). Pour d'autres, l’intérêt réside indubitablement dans la défiscalisation de 60% des sommes versées, ce qui représente une économie gigantesque en termes d'impôts. Pour revenir à l’image, le retour sur investissement quand on s’associe à un établissement prestigieux, c’est bien sûr la publicité, avec apposition du logo sur les affiches, les plaquettes promotionnelles, ainsi que la possibilité de communiquer en interne, par exemple inviter des clients et des cadres au vernissage de belles expositions.

En l'occurrence, malgré tout son amour pour la France, il s’agit bien pour Ralph Lauren d’une stratégie de communication. Paris, la Rive Gauche, c'est encore une très belle «marque», qui vient ajouter un supplément d'âme à l’entreprise américaine.

Mais le mécénat, ce n’est pas juste de l’argent qui rentre, précise Tanguy Grard, qui dirige la communication de l’école:

«Cet argent accompagne des projets pédagogiques.»

Il permet de financer du matériel, des voyages d’études, bref cet argent va aux étudiants. L’argent de Ralph Lauren va permettre de mettre l’amphithéâtre d’honneur aux normes actuelles, de pouvoir y installer des ordinateurs connectés, etc. Quant à l’utilisation des locaux, «nous ne donnons pas carte blanche aux mécènes! Les règles sont très précises, et rien n’est à proprement parler gratuit».

Autre idée pour faire rayonner l’école et renflouer ses caisses: un restaurant (la nourriture c’est d’ailleurs le sujet de l’exposition qui se tiendra dans le musée de l’école; Cookbook, dirigée par le directeur de l’école, Nicolas Bourriaud).

Aujourd’hui, pour attirer du monde en ces lieux et les faire vivre, exister médiatiquement aussi et pas seulement sur le plan artistique, un restaurant est essentiel. C’est sans doute un peu la fonction du café… C’est sous la houlette de Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans que le Palais de Tokyo renaissait en 2002 avec un restaurant branché, le Tokyo Eat, une boutique allouée au grapheur André, un photomaton vintage.

Le restaurant de la discorde

C’est l’arsenal banal des musées du XXIe siècle. Il y a un restaurant Costes sur la terrasse du Centre Pompidou, une «table raffinée», les Ombres, jouissant d’une vue imprenable sur la Tour Eiffel, sur le toit du musée du Quai Branly... et c’est pareil dans toutes les grandes capitales.

C’est justement le projet de café/ restaurant dans l’atelier Vilmouth (aux Beaux-Arts les ateliers portent le nom des profs qui y enseignent) qui provoque une autre polémique.

Le lieu serait ouvert aux étudiants pendant la journée, avec des tarifs préférentiels, mais privé le soir. Les élèves ne décolèrent pas, car pour eux, ce projet priverait l’école d’un de ses plus beaux atelier, le plus clair. Et puis ils ne veulent pas d’un café avec des gens de l’extérieur, ni de cafet’. «On veut juste de quoi faire réchauffer nos plats», lance une étudiante.

A l’AG, les prises de paroles se succèdent, les étudiants affirment leur attachement à l’école, leur besoin d’espace pour travailler, le sentiment qu’on leur prend collectivement quelque chose pour un usage qui choque leurs valeurs. Qu’avec son argent, l’univers du luxe cherche à s’approprier quelque chose qui est à tout le monde et pour lequel on ne paie pas. Un lieu qui est beau aussi parce qu’il a une âme, parce qu’il est habité. Un enseignant, Didier Semin, rappelle qu’il y a monument aux morts dans l’enceinte des Beaux-Arts, qu’on est aussi ici dans un lieu de la République.

Les parties en présence: direction, administration, étudiants, profs, discutent et s’écoutent. La parole circule, mais on comprend que deux visions de monde s’affrontent. Nicolas Bourriaud vit dans le monde de l’art contemporain globalisé, où l’argent vient essentiellement de l’industrie du luxe (Pinault, Arnault, etc.). Les étudiants veulent défendre le droit de profiter pleinement et tranquillement d’un lieu qui doit rester pour eux avant tout une école.

A la fin de l’assemblée générale, le directeur a déclaré qu’il suspendait pour le moment le projet de restaurant. Il lui faut être prudent car, malgré les apparences, nous n’assistons pas à la lutte du pot de terre contre le pot de fer.

S’ils restent déterminés, les étudiants peuvent maintenir la pression car se jouent là aussi, pour Bourriaud comme pour le mécène, des questions d’images, et c’est un jeu où l’on peut toujours laisser des plumes. D’ailleurs quand il a eu vent des contestations, Ralph Lauren a tout simplement menacé de mettre fin à son mécénat.

L.T.

[1] Où on en conclut au passage que «atmosphère “low-key”» (discrète? sobre?) est un terme que tout le monde est censé comprendre... Retourner à l’article

Correction: une première version de cet article mentionnait l'atelier Vermouth. Il s'agit bien de l'atelier Vilmouth.

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