Deux chasseurs alpins, en mission à Paris dans le cadre du plan Vigipirate, mimant le fameux geste de la «quenelle», signe de ralliement des fans de Dieudonné? L’image, qui circule sur les réseaux sociaux depuis quelques jours, est, sinon banale, du moins pas tout à fait inédite… Ces derniers mois, l’humoriste a posté sur sa page Facebook les dédicaces d’un grand nombre d’admirateurs qui se prennent en photo, souvent en groupe et en vacances, en faisant la «quenelle», une sorte de bras d’honneur inventé par lui et pratiquée lors de ses spectacles.
Ce qui est plus gênant, c’est que la quenelle est associée à la campagne «antisioniste» de Dieudonné aux élections européennes de 2009 et à ses multiples provocations sur le thème. Et que les deux militaires en question posent pour la photo… devant une synagogue.
Que s’est-il vraiment passé?
Cette photo a été prise rue de Montevideo, dans le XVIe arrondissement de Paris. La synagogue est celle située au 5 bis (et non au 31, où il y en a une seconde), information que l'institution nous a confirmée.
De quand date le cliché? Une enquête est en cours pour déterminer quand les soldats en question étaient affectés en région parisienne. Contacté, le service de presse de l'armée de Terre nous a affirmé être saisi de l'affaire:
«Il est hors de question que des gens fassent l’apologie d’une doctrine interdite. Vous pensez bien qu’on ne reste pas insensibles, on prendra toutes les mesures disciplinaires qui s’imposent. L’armée de Terre condamne tout geste qui porte atteinte à l’uniforme.»
L’armée confirme qu’il s’agit bien de deux chasseurs alpins, et pas d'un canular:
«Les deux chasseurs alpins ont été identifiés, leur mission sur Paris a été interrompue. Ils rentrent à la garnison, où ils seront reçus par leur hiérarchie qui en tirera les conclusions administratives.»
En revanche, les autorités militaires, si elles prennent bien l'affaire au sérieux, cherchent à savoir si le caractère antisémite du cliché est avéré:
«Cette photo a particulièrement attiré notre attention par le fait qu'un lien de causalité avec la localisation a été fait. Mais a priori, la localisation n’a rien à voir avec le geste. Il faut savoir ce qu’il y a derrière [le bâtiment en arrière-plan, NDLR].»
Les synagogues font l’objet d’un dispositif de surveillance lors des fêtes juives (Roch Hachana puis Yom Kippour, fixées cette année aux 4 et 14 septembre), généralement confié à la police nationale. Mais la synagogue du 5 bis rue de Montevideo est mitoyenne d'un autre lieu «sensible», l’ambassade de Mauritanie, située au 5.
Pour l'armée de Terre, le fait que la photo soit prise devant la synagogue pourrait être un hasard. Les photos de Google Street View montrent que l’immeuble qui abrite la synagogue ne se distingue pas au premier coup d’œil par son caractère cultuel.
Photo Google Street View datée de 2012. La seule différence notable avec la photo des deux militaires: l'absence de l'inscription «A.T.I.S. Synagogue Beth David» sur la porte d'entrée.
On identifie en revanche de l'extérieur l'autre synagogue de la rue de Montevideo, au 31. Sauf qu'il ne s'agit pas de la même...
Deux options: soit les deux chasseurs alpins et le photographe voulaient faire un coup devant une synagogue. Soit ils n'ont pas fait attention ou ont un sens de l'orientation assez limité pour des personnels chargés de traquer le terroriste.
Quelques enseignements…
Au-delà de ce cas dont le caractère antisémite doit encore être avéré, plusieurs militaires, parfois en groupes, se sont prêtés au jeu de la quenelle ces derniers mois, envoyant leurs photos à Dieudonné, qui les republie avec gourmandise sur sa page Facebook, très suivie. Le service de communication de l’armée minimise et fait valoir qu’avec 300.000 membres, l’armée ne peut être qu’un reflet de la population française dans son ensemble. Sans bien sûr tolérer le moins du monde ce genre de geste.
La quenelle, signe antisémite? Après notre long article sur le «bal des quenelles» et la dieudonisation des esprits sur Slate, des commentateurs, fans ou sympathisants de l’humoriste, avaient été nombreux à réagir en invalidant cette hypothèse.
Ce qu’on peut affirmer c’est que, pour certains, la quenelle est un salut nazi détourné qui exprime la lutte contre l’Etat d’Israël. Et que pour d’autres, elle n’est qu’un bras d’honneur, un geste potache et irrévérencieux, un signe d’exaspération populaire contre l’establishment et les médias. Mais s'il était intentionnel, un tel geste devant une synagogue laisserait peu de doute sur sa signification.
Le trouble dans lequel l’affaire semble avoir plongé l’armée en témoigne: sans vouloir une seconde laisser entendre qu’elle pourrait être indulgente face à l’antisémitisme, ses responsables semblaient quelque peu décontenancés face à la signification du geste.
Dieudonné utilise de plus en plus la quenelle comme catalyseur de ces exaspérations. Postée le 26 août, sa dernière vidéo, vue plus de 360.000 fois sur YouTube, est à ce titre riche d’enseignements. Intitulée «Dieudonné et la quenelle de la révolution», elle est pour lui l’occasion de revenir sur ce signe de reconnaissance et sur sa portée politique:
«Aujourd’hui, je dirais que ça ne m’appartient plus. Ce concept, cette formule magique ne m’appartient plus, elle appartient à la révolution… qui arrive. [...]
Au hasard d’une expérience, j’ai créé voici quelques années, sous l’effet d’une inspiration un petit peu baroque, le glissage de quenelle. En initiant mes contemporains à cette pratique fantaisiste, je ne pouvais pas imaginer que derrière la façade un peu anodine et potache se cache un acte subversif capable d’incarner le déclic qui sera à l’origine de l’émancipation des masses laborieuses.
Je ne pensais pas que le mouvement de la quenelle aille aussi loin. Aujourd’hui j’ai pas une journée où j’ai pas une quenelle qui m’arrive [sur Internet, NDLR].»
Dieudonné présente alors (vers 3 minutes sur la vidéo) les très nombreuses photos de quenelles qui lui sont envoyées. Des quenelles de jeunes, de vieux, d’étudiants… Mais aussi de forces de l’ordre: policiers, militaires, pompiers. Ce qui fait dire à «Dieudo» dans la vidéo, sur le ton de la rigolade:
«On en est presque à rêver qu'on aurait un coup d'Etat bientôt.»
Jean-Laurent Cassely