Attention à «l’apparition d’une forme de tea partisme en France», a prévenu, mardi 23 avril, la coprésidente du groupe écologiste à l’Assemblée nationale Barbara Pompili, faisant référence au mouvement populaire La Manif pour tous, et à son (déjà) mouvement dissident, le Printemps français.
Avant la députée de la Somme, plusieurs médias avaient fait le rapprochement entre Tea Party et ces mouvements français.
Frigide Barjot a d'ailleurs été interrogée sur le sujet lors de la manifestation du 21 avril, et s'en est tirée par une pirouette:
«Si vous présentez des candidats, vous n'avez pas peur d'apparaître comme le Tea Party à la française?
— Je ne sais pas ce que c'est, le Tea Party. Nous on ne boit pas de thé, on boit du café.
— Donc un Coffee Party?
— Voilà, ça sera un Chocolate Coffee Party, avec de la crème fouettée par-dessus.»
En surface, on voit bien les points communs: un mouvement populaire que les politologues n’avaient pas prévu, fondé sur des valeurs conservatrices et une critique virulente de la politique d'un gouvernement de gauche, mais monté indépendamment des partis de droite, avec des femmes ultra-médiatisées en égéries (Frigide Barjot, Béatrice Bourges et Christine Boutin en France, Sarah Palin, Christine O'Donnell ou Michelle Bachmann aux Etats-Unis).
Des cultures politiques très différentes
Les points communs ne doivent cependant pas occulter leurs divergences. «La coloration est différente parce que nos cultures politiques sont très différentes», estime la politologue Anne Deysine, auteure d’Etats-Unis: une nouvelle donne?. «Il y a une frange du Tea Party qui peut ressembler à une frange de ce qu’on a en France», autrement dit la frange la plus religieuse des deux, mais pas plus.
La majorité des partisans du Tea Party s’intéresse en effet beaucoup plus aux questions économiques que sociétales, explique Aurélie Godet, auteure de Le Tea Party, portrait d’une Amérique désorientée:
«Au sein du Tea Party, ce sont quand même les thématiques économiques qui dominent, et notamment la révolte fiscale, qu’on ne trouve pas au sein du mouvement français. Le Tea Party a une composante droite chrétienne mais les thèmes mis en avant sont assez différents.»
Pour les partisans du Tea Party, c’est l’ingérence de l’Etat qui est insupportable, poursuit-elle, que ce soit dans la fiscalité et l’économie (au moment du plan de sauvetage des banques puis de celui de relance économique), dans l’environnement (sous l’angle économique de la régulation) ou dans la santé (avec le plan d’Obama d’assurer une couverture santé à tous les Américains).
En 2010, les plus larges organisations regroupées dans le mouvement refusaient de commenter une décision judiciaire sur le mariage pour tous, pour continuer de se concentrer sur les problèmes fiscaux uniquement.
La mobilisation autour de la Manif pour tous et du Printemps français est avant tout liée au mariage pour tous. Comment faire tenir un an un mouvement mobilisé autour d’une loi bientôt promulguée?
«Si cette mobilisation veut mettre en place le second étage de la fusée, il faudrait qu’elle s’élargisse à des revendications sociales et économiques», estime Jean-Yves Camus, politologue à l’Iris et spécialiste des extrémismes en Europe.
«Si elle veut être entendue plus largement, il faudrait qu’elle mette en place des questions relatives à la place de l’Etat, aux politiques fiscales… Mais ça m’étonnerait qu’on en arrive au même degré de rejet viscéral de toute intervention étatique.»
Jean-Yves Camus rappelle également qu’on est face à deux mouvements français différents: la Manif pour tous de Frigide Barjot «a l’air de vouloir jouer le jeu de faire battre des candidats UMP, y compris en interne, qui sont favorables au mariage, et donc de peser» sur le parti, tandis que le Printemps français semble vouloir «trouver un angle mort entre l’UMP et le Front national». «Mais ça fait quoi?, s'interroge-t-il. Deux ou trois députés, un ou deux sénateurs, quelques élus locaux?»
Stratégie d'entrisme
Toute la question est de savoir si les mouvements français pourraient avoir un impact politique comparable au Tea Party. Les manifestations de ce dernier ont commencé début 2009, presque deux ans avant les élections de mi-mandat de novembre 2010, et le parti a pu peser dans ces dernières.
Les actions de La Manif pour tous ont débuté à la fin de l’été 2012, également presque deux ans avant la prochaine échéance électorale, les municipales de 2014. Et Frigide Barjot affirme que la «Manif pour tous va investir le terrain électoral dès les prochaines élections municipales de 2014», en présentant «des candidats dans les villes dont les élus n’ont pas joué le jeu», comprendre dans des villes dont les élus de droite ne se sont pas joints à la lutte contre l’ouverture du mariage aux couples de même sexe.
Outre le fait que cette position ne soit pas complètement partagée par tous les leaders de la Manif pour tous, le mouvement peut-il espérer jouer le même rôle que le Tea Party en 2010?
Au départ, rappelle Aurélie Godet, le Tea Party avait une position du «ni ni: ni Démocrate, ni Républicain». Au fil du temps, la majorité des militants du mouvement étant conservateurs et ayant voté républicain dans le passé, «ils ont adopté une stratégie d’entrisme, ont cherché à phagocyter le parti».
Ils avaient pour eux une arme redoutable: le système politique américain. Même pour les élections au Congrès, les candidats des deux grands partis sont la plupart du temps choisi lors de primaires.
Le Tea Party a donc placé ses candidats dans les primaires républicaines et parfois réussi à les faire désigner à la place des Républicains «classiques». En parallèle, dès l’été 2010, un groupe de Républicains très conservateurs créaient un «caucus du Tea Party» à la Chambre des représentants, et entre les midterms et 2012, les Républicains se sont droitisés, entre autres, pour récupérer l’électorat tea partien.
Peu de primaires ouvertes
Au contraire, la plupart des candidats aux élections municipales françaises ne seront pas choisis à l'issue de primaires ouvertes, mais par les militants des partis au niveau local —sauf, en ce qui concerne l'UMP, à Paris, où l’électorat a peu de chance de voter Frigide Barjot plutôt que Nathalie Kosciusko-Morizet, et à Lyon.
S'ils n'arrivent pas à obtenir l'investiture d'un grand parti, les candidats potentiels de la Manif pour tous ou du Printemps français devront se lancer sous leur propre bannière face à des candidats disposant d'étiquettes politiques bien identifiées, PS, Verts, Modem, UMP ou FN. Et ils auront du mal à se faire élire sur leur simple opposition au mariage pour tous (ou même sur leur engagement à ne pas célébrer des mariages homosexuels), dans des élections qui sont «extrêmement concrètes», affirme Emmanuel Saint-Bonnet, fondateur du cabinet d’expertise électorale Atlaspol:
«Les électeurs peuvent dire, OK, votre maire ne mariera pas les homosexuels, mais pour le reste qu’est-ce que vous faites? Par rapport aux crèches, à la circulation, à l’emploi, à l’urbanisme, aux logements sociaux?»
Mais des candidats Manif pour tous n’auraient pas besoin de gagner, comme ceux du Tea Party, pour exercer un pouvoir de nuisance vis-à-vis l’UMP. Lui siphonner des voix dans des communes non acquises peut suffire à empêcher le parti d’opposition de conquérir de nouvelles mairies. L'UMP peut aussi choisir d'ouvrir ses listes à des personnalités ou des thèmes portés par la Manif pour tous ou le Printemps français. Au risque de se droitiser, et de connaître le sort du Parti républicain aux élections de 2012?
Cécile Dehesdin