En France, «éviter de payer des impôts est un passe-temps national de longue date». Ce jugement porté par les Etats-Unis sur notre pays ne date pas de ces dernières semaines, avec l'affaire Cahuzac, mais du 18 avril 1974: on le trouve dans un mémo signé de celui qui était alors l'ambassadeur américain en France, John N. Irwin II, à l'attention du Département d'Etat à Washington. Un document rendu public par Wikileaks dans le cadre de sa dernière livraison, les «Kissinger Cables», soit 1,7 million de câbles diplomatiques américains datant de la période 1973-1976.
Quand ce mémo est rédigé, la France est en pleine campagne présidentielle depuis deux semaines, avec trois principaux candidats: François Mitterrand, Valéry Giscard d'Estaing et Jacques Chaban-Delmas. Analysant les chances de ce dernier, le document rappelle qu'il a fait l'objet d'une polémique fiscale deux ans plus tôt mais estime que cela ne devrait pas trop le pénaliser, puisque l'optimisation fiscale constitue donc un «passe-temps» hexagonal.
Selon le câble, l'effet de cette affaire dans l'esprit des électeurs s'annonçait donc «minime». Victime de nombreux autres problèmes, Chaban-Delmas sera finalement éliminé au premier tour avec un peu plus de 15% des voix.
L'affaire dite «de la feuille d'impôts» avait commencé en novembre 1971, quand le Canard enchaîné avait affirmé que le Premier ministre n'avait payé qu'un peu plus de 20% d'impôts sur ses revenus de l'année précédente, avant de rebondir quand l'hebdomadaire satirique avait révélé en janvier suivant qu'il n'en avait pas payé du tout entre 1967 et 1970. Le tout de manière tout à fait légale grâce à «l'avoir fiscal», un mécanisme de déduction créé quelques années plus tôt, et à une défiscalisation de son indemnité de président de l'Assemblée nationale.
Selon les journalistes Karl Laske et Laurent Valdiguié, auteurs de l'enquête Le vrai Canard, cette affaire n'a pas eu pour source initiale, comme on a pu longtemps le croire, les ennemis de Chaban (Valéry Giscard d'Estaing, Jacques Chirac, Pierre Juillet ou Marie-France Garaud), mais un huissier d'un ministère qui avait récupéré un courrier qui lui était adressé à la suite d'une erreur de distribution, et se trouvait également être... militant de la LCR. Ce scoop avait en tout cas durablement affaibli le Premier ministre de l'époque, qui avait fini par quitter son poste en 1972.
J.-M.P.