Égalités / Culture

Les «two-spirit», ces Amérindiens qui dénoncent le colonialisme culturel des LGBT

Temps de lecture : 7 min

Une communauté grandissante d’autochtones historiquement fluides se bat contre les normes de genre et de sexualité.

Des Amérindiens two-spirit défilent à la Marche des fiertés, le 30 juin 2013 à San Francisco. | Quinn Dombrowski via Wikimedia Commons License by
Des Amérindiens two-spirit défilent à la Marche des fiertés, le 30 juin 2013 à San Francisco. | Quinn Dombrowski via Wikimedia Commons License by

SACRAMENTO, ÉTATS-UNIS

Au mois de juillet, une anecdote passée inaperçue en Europe a réveillé quelques démons du colonialisme et de l’appropriation culturelle outre-Atlantique: le chanteur pop Jason Mraz dévoilait, dans une interview au magazine musical Billboard, sa «bispiritualité» (en anglais américain, le terme usité est «two-spirit», soit «deux esprits»), sous prétexte qu’il avait vécu des histoires d’amour avec des femmes et des hommes.

Aussitôt, une volée de bois vert s’est abattue sur l’artiste, originaire de Virginie, pour lui rappeler que ses origines austro-hongroises et son ethnicité (blanche) ne lui permettaient pas de revendiquer ce genre alternatif. D’une part parce que le ramener à une simple sexualité était erroné, d’autre part parce que le terme était réservé aux Amérindiennes et Amérindiens, mêlant tradition précolombienne, mysticisme et combats d’aujourd’hui. Enfin, en rappelant que, puisque les mots ont un sens, il existait déjà les termes idoines de «bisexualité» et «pansexualité» pour qualifier sa situation.

«Nous sommes constamment estampillés “queer” ou faisant intrinsèquement partie de la communauté LGBT»

Fortes d’une prise de conscience récemment renouvelée par l’avènement des réseaux sociaux, de nombreuses et nombreux Native Americans se retrouvent en effet depuis quelques années dans une convergence des luttes raciale et sexuelle, reprenant une parole qui leur avait été longtemps confisquée. Leur voix, écrasée pendant des siècles, retrouve son timbre d’antan. Et si leurs mots peuvent parfois sonner comme les complaintes des social justice warriors qui inondent la toile, il est toujours bon de rappeler que ni leur culture, ni leur vision du genre n'ont attendu la venue d’Occidentaux pour naître et s’épanouir.

Comme en Inde où, en dépit des lieux communs, la loi dépénalisant les unions homosexuelles répare en fait une injustice créée par la colonisation britannique, aux États-Unis les réflexions sur le genre et la sexualité ne sont pas nées des «névroses occidentales»: elles ont éclos et prospéré en branches aussi variées que biscornues selon les différentes croyances, religions et habitudes.

«Vivre dans une société occidentale en tant que personne bispirituelle vous expose nécessairement à une stigmatisation socio-politique», explique Michael Paramo, Amérindien originaire du nord du Mexique, installé à Sacramento. «Par défaut, nous sommes constamment estampillés “queer” ou faisant intrinsèquement partie de la communauté LGBT. Cette erreur vient d’une incompréhension. Nous sommes forcément vus à travers la lentille déformante du monde occidental.»

Double oppression

Il faut se décentrer pour comprendre pourquoi la notion a laissé des traces de souffrance dans des cœurs que l’on savait déjà meurtris par une invisibilisation et un lent génocide aux multiples tenants et aboutissants. Traitées comme des sauvages aux us similaires à ceux des tribus voisines, les Amérindiennes et Amérindiens two-spirit, non contents de voir leur nombre s’effondrer, ont subi l’uniformisation de leurs pratiques par les colons européens. De fait, les membres de diverses tribus éparpillées sur le territoire américain (Navajo dans l’Utah, Kahnawake au Canada, Chumash en Californie, Sioux dans les grandes plaines du Nord, We’wha au Nouveau-Mexique), célébraient tous, sans même se rencontrer, la bispiritualité, rapidement honnie.

Si elle est revenue en force dans les années 1990 avec le terme two-spirit, adopté via un consensus par un rassemblement de gays et lesbiennes indigènes pour remplacer le terme «berdache» utilisé par les colons francophones pour qualifier ce qu’ils ne comprenaient pas (le mot désigne en fait un prostitué ou un esclave), le livre Gay Spirit de l’Américain Mark Thompson la mentionnait déjà en 1987. Ce journaliste californien, rédacteur en chef du magazine LGBT The Advocate, compila les travaux d’auteurs queer, dont Will Roscoe, qui s’intéressa à l’organisation pour les droits civiques GAI (Gay American Indians), la première du genre aux États-Unis: «La tradition des Amérindiens gays a toujours été très particulière, expliquait alors Beth Brant, Mohawk two-spirit. Elle n’est pas simplement sexuelle». De 1492 à 1990, elle fut pourtant considérée comme telle.

Dance to the Berdache, par l'artiste américain non autochtone George Catlin, représente une danse cérémonielle pour célébrer la personne bispirituelle. | Ecelan via Wikimedia Commons License by

À tel point que, d’après Paula Gunn Allen, une lesbienne issue de la tribu des Laguna, pendant des années, «les leaders de tribus craignaient également que l’homosexualité [telle que perçue par les Blancs, ndlr] devienne une excuse pour saisir encore plus de terres, de maisons et d’enfants». D’où un sentiment de double oppression, qui poussa les personnes bispirituelles à rentrer dans le rang au plus vite. Pourtant, à l’origine étaient les cinq genres. Pour simplifier: hommes masculins, femmes féminines, hommes féminins, femmes masculines et transgenres. Une fluidité qui assurait à l’heureuse ou heureux élu des dons de shamans, guérisseurs, organisateurs ou artistes respectés. Comme une façon poétique d’accueillir, dans la non-reproduction, le cadeau de l’équilibre du monde.

Mais ces cinq représentations ont troublé la vue des Européennes et Européens, ne percevant que «des hommes en robe aux tendances homosexuelles», alors que les sociétés étaient davantage régies par les rôles sociaux que par les rôles sexuels. Des étiquettes et des stigmates difficiles à déconstruire: «La culture LGBT actuelle ne prend pas en compte, aux États-Unis, cet héritage colonial, n’étant presque jamais centrée sur l’expérience vécue par les populations autochtones», ajoute Michael Paramo.

Thérapies collectives

L'Indian Health Service, programme fédéral américain dédié à la santé des populations amérindiennes (basé dans le Maryland), on tente d’apporter des réponses tardives à des problématiques ancestrales invisibilisées. Sous la bannière LGBTQ2, «Q» pour queer et «2» pour two-spirit, on travaille sur les problèmes spécifiques que peuvent rencontrer les patientes et patients, afin de mieux les prendre en charge et les soigner. Avec 5,5 millions d’Amérindiennes et Amérindiens vivant actuellement sur le territoire américain, alcoolisme et maladies mentales ne sont pas les seules batailles à mener pour améliorer le bien-être des Natives. Le «traumatisme historique», y compris celui des structures familiales atypiques «remises sur le droit chemin» principalement par la chrétienté, fut transmis de génération en génération, et fait donc partie des thèmes abordés.

Plus localement, en Californie, le Sacramento Native American Health Center organise des thérapies collectives et notamment, depuis 2017, pour les autochtones two-spirit. Cogérés par Kimberly Anderson, photographe transgenre de 50 ans devenue psychologue, spécialisée dans la prévention du suicide chez les jeunes, et par un membre de la tribu Miwok-Maidu (resté anonyme), les ateliers sont ouverts à tous et à toutes. «On évoque les parcours individuels, mais aussi des problématiques plus larges concernant les Natives ou la communauté queer.» Les sessions débutent toujours par une prière, pendant laquelle de la sauge blanche passe de main en main. On y partage également un repas, avant de rentrer dans le cercle pour se confier pendant deux heures.

«Le “+” ajouté à "LGBT” blesse certaines personnes, mais il est utile pour rappeler que d’autres lettres suivent»

Quant aux critiques parfois virulentes sur l’intersectionnalité, que certaines mauvaises langues considèrent comme une invisibilisation supplémentaire malvenue des luttes des minorités, Kimberly Anderson, blanche, répond ainsi: «Ma famille vient de la région des Four Corners [le seul quadripoint américain où convergent quatre États: Utah, Colorado, Nouveau-Mexique et Arizona, zone appartenant par ailleurs aux Indiens Navajo, ndla] et les problèmes rencontrés par les Amérindiens m’ont toujours préoccupée. Quand j’ai fait mon coming out trans il y a cinq ans, il m’a semblé évident que mon travail sur la santé mentale et ma formation sur les Natives allaient se recouper». Malgré cela, elle refuse l’étiquette LGBT, trop réductrice à ses yeux. Mais voit d’un bon œil le fait d’y ajouter un «+»: «Il blesse certaines personnes, mais il est utile pour rappeler que d’autres lettres suivent».

L’évolution du langage, loin d’être accessoire, c’est aussi cela: elle permet d’inclure les mutations de la société, en validant l’existence de catégories extrêmement mouvantes.

L’asexualité comme protection?

Dans un article de 2016 paru dans le journal québécois Métro, Akwiratékha’ Martin, bispirituel de Kahnawake, expliquait qu’«une personne bispirituelle n’est pas juste gay et autochtone. Il manque une étape entre ces deux états». Un trait d’union presque invisible, garant de fluidité et de compréhension du monde. Trait d’union que s’efforcent de créer les Amérindiennes et Amérindiens two-spirit et leurs alliés potentiels.

Russell Means, un représentant libertarien de la tribu Lakota (Dakota du Sud), devenu ensuite acteur à Hollywood, dénonçait avant sa mort l’incompréhension générale autour de ce sujet, dans ces termes crus: «“Winkte” [un mot sioux signifiant littéralement «comme une femme», ndla] ne veut pas dire “gay”. Le terme “gay” est même hors sujet quand on parle des two-spirit, il ne leur correspond pas. Ce qui nous a valu d’être taxé d’homophobes pour ne pas s’être pliés à leur vision des choses». Un jugement sévère porté sur la communauté LGBT+, qui pousse souvent les individus bispirituels à se considérer comme asexuels, pour ne pas que revienne constamment sur le tapis la question de leurs pratiques dans une chambre à coucher.

«Cette étiquette permet au moins d’ouvrir des portes, d’imaginer un monde où l’obsession hiérarchique est moins forte»

«En Occident, il y a une telle obsession pour le fait de classer genres et sexualités, qu’on se demande carrément comment légitimer les genres et sexualités qui sortent de la norme», indique Michael Paramo, par ailleurs rédacteur en chef d’une revue consacrée à l’asexualité, The Asexual. «Cette étiquette permet au moins d’ouvrir des portes, d’imaginer un monde où l’obsession hiérarchique est moins forte. […] Le fait d’accroître conscience et visibilité de l’asexualité pourrait être un pas de plus vers la dislocation de l’institution coloniale qu'est la hiérarchie sexuelle, avec ce qui est “acceptable” d’un côté et ce qui ne l’est pas de l’autre.» En décentrant le désir comme on le fait avec le regard, l’importance de l’attraction passe au second plan.

«Lorsque les two-spirit partagent leur histoire de manière volontaire, il nous incombe d’écouter et de prêter attention à ce qui est dit», résume humblement Kimberly Anderson.

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